✍ Article du passé : « Palladium VS Converse »

Je ressors des vieilles archives poussiéreuses de mon ancien blog un article que j’avais rédigé en avril 2008 (ça ne nous rajeunit pas, ça, ma jeune dame !) Ce qui m’y a fait penser ? Une photo, prise cet été, de deux paires de Converse au soleil, symbole, s’il en est à mes yeux, d’une jeunesse pétillante à l’avenir plein de promesses ♥


Je me souviens encore aujourd’hui de mes fameuses Palladium Pampa Low couleur lie-de-vin, une teinte que j’affectionnais particulièrement à l’époque, tout comme le bleu nuit, le noir, le camel… des couleurs d’ado des 90’s !

Mes « Palla », jusqu’à leur belle mort, trouées de partout qu’elles étaient et pleines de souvenirs de ballades et autres crapahutages de gamine (pas) boutonneuse, me donnaient l’impression justifiée d’être « in » et surtout, se mariaient véritablement avec l’ensemble de ma garde-robe, de mes jeans à mes petites jupettes d’été (rares, il faut le dire).

Je me sentais tellement bien dedans que je ne voulais rien porter d’autre et surtout, pas les jeter comme des malpropres, malgré l’air pitoyable qu’elles ont fini par me donner !

C’est mon mec de l’époque qui les a sauvagement jetées à la poubelle, sous mes yeux plein de larmes n’arrivant pas à se détacher de cette terrible condamnation sans possibilité d’appel que représentait la benne à ordure. Ben oui, fallait aller jusqu’à la benne, car la poubelle de la cuisine ne me faisait pas peur : je les avais déjà repêchées pour les passer à la machine et les remettre tendrement sur mes mignons petits pieds.

Non, non, je ne suis pas folle. J’ai des goûts prononcés et je sais ce que je veux, nuance. Le problème résidait d’ailleurs plus dans le fait que je ne trouvais pas de sœurs, si possible jumelles, à Palladium chéries et que donc, je n’avais pas de solution intermédiaire pour satisfaire tout le monde. Mon mec de retrouver une copine aux pieds regardables, mon entourage de ne plus se prendre murs et réverbères pour cause de focalisation sur un point situé autour de mes pompes, et moi… ben moi ça allait !

Finalement, après que la benne a eu raison de mes chaussures adorées, et dont je garderai toujours au fond de mon cœur l’odeur particulière (hum), j’ai commencé à farfouiller dans les magasins des Halles (celles de Paris), à la recherche de la pièce unique de mon meuble à chaussures. Et justement…

Quoi de mieux que des All Star pour remplir le rôle ? La perfection même (odeur comprise) ! Le style, l’élégance, la chaussure qui collait parfaitement aux jeans (un peu moins aux jupettes, j’en conviens, mais devinez quoi ? c’est pile à ce moment que j’ai arrêté d’en mettre, des jupettes) et surtout, à mon goût immodéré pour le « out-fashion », courant que je privilégie depuis mon plus jeune âge (sur lequel j’avais fait une croix temporaire le temps de mes Palla, je l’admets…).

J’avais trouvé la perle rare. Ma première paire de Converse toujours dans les tons bordeaux, montante, a duré presque deux ans. La seconde, basse et rouge, un peu plus d’un an. Et depuis, j’use les All Star comme je change la couleur de mes rideaux, c’est à dire environ une fois tous les deux ans, car je ne suis plus une gamine (non, non), je sais mettre d’autres chaussures que mes baskets… au moins pour garder celles-ci plus longtemps !

Aujourd’hui, je gravite une nouvelle fois avec des All Star bordeaux, montantes… et mon oeil lorgne sur une petite paire basse et blanche… à moins que je ne me tourne vers Palladium, qui sort des modèles sympas pour l’été 2008… mais rien n’est moins sûr !


Et alors, qu’en est-il aujourd’hui ? Exit les Palla, définitivement. Quant aux Converse, les années et le poids en trop pèsent sur mes pauvres articulations et tendons, et il faut dire que les Converse, sur ce point, ne sont pas trop tendres. Aucun drop, une semelle dure et pas assez de tige sur les modèles bas pour insérer une paire d’orthèses (car voyez-vous, je traine une tendinite à la cheville depuis trois ans…. c’est long, trois ans.)

Donc la jolie paire basse couleur jaune que je possède va certainement finir en modèle de soirée, pour ces invitations où je ne marque pas beaucoup. La montante en jean avec flammes rouges et dorées en sequins qui m’avait mis plein d’étoiles dans les yeux va patienter le temps de voir si je parviens à venir à bout de tous ces « petits » maux.

L’avantage de ma génération, c’est qu’elle n’aura certainement plus trop à batailler avec les qu’en-dira-t-on et les regards de travers dans une vingtaine ou une trentaine d’années, lorsque les cheveux blancs mettront des fringues qui auront déjà été au moins deux fois à la mode entretemps.

✍ Article du passé : « Suspens… »

Je poste régulièrement sur le profil Instagram de la boutique que je tiens en parallèle de mon activité d’écriture, des points de règles orthographiques, typographiques, syntaxiques et j’en passe…

Sous un post qui parlait de ponctuation, les points de suspension pour ne pas les nommer, j’ai évoqué le texte rédigé et posté sur mon blog de l’époque, en 2008 donc, qui m’a permis de rencontrer mon mari. Oui, ni plus ni moins.

Tout est parti d’une pensée mise en mots sur un signe de ponctuation que j’aime énormément, pour finir sur une vie à deux que j’aime bien plus encore… Je vous le livre ci-dessous, ainsi que le commentaire qui a mis le feu aux poudres.


Si les points de suspension pouvaient parler, ils pourraient en dire des choses et des choses…
Pierre Dac

J’use et abuse de cette ponctuation, tour à tour pour nuancer mes propos, qui peuvent parfois être mal interprétés à la lecture, également pour laisser planer le doute, histoire de ne pas briser une ambiance, mais aussi pour donner la possibilité au lecteur d’imaginer la suite, à sa guise… suivant la complicité qui nous lie ou le sujet exploité…

J’aime les points de suspension, car comme le disait si justement Pierre Dac, ils peuvent tout dire… ils laissent libre cours à l’inspiration du moment, au désir qui naît et à l’envie qui pointe. Utilisés autour d’un thème sans équivoque, les points de suspension donnent de l’intensité aux échanges, ils les rehaussent d’un petit quelque chose d’indéfinissable…

En abordant des sujets plus sérieux, ils permettent de casser une phrase lourde de sens, afin de la rendre plus digeste. Ils peuvent aussi atténuer la portée d’un propos, difficile à exprimer par l’écrit.

Dans le cadre d’un échange plutôt amusé, il donne la possibilité au correspondant de reprendre la main, d’ajouter son grain de sel à la joute qui se déroule virtuellement, puisque les points de suspension, vous en conviendrez, sont bien difficiles à utiliser dans la vie réelle !

Je veux bien entendu parler des conversations de vive voix : il n’est pas aisé de placer la ponctuation dont il est sujet ici… encore que… un silence dosé, un regard explicite, un geste en attente… oui… finalement…

Les points de suspension peuvent si bien se transposer en face à face…


Commentaire de Yo :

J’aime l’idée (et ton blog, que je découvre au passage, merci NS…).
Dans un récit, ils permettent la nuance, le contrepied, la réflexion. Dans un dialogue, qu’il soit écrit ou oral, les points de suspension sont une invitation. A poursuivre, à rebondir, à surenchérir. Ils sont aussi le refuge du timide, celui qui n’ose pas et qui espère que l’autre comprendra que ce silence ne demande qu’à être comblé sans être capable de le faire lui même. Il sont tout en subtilité, et encore davantage dans le langage corporel, bien sûr.


Ma réponse :

@ Yo, quel plaisir de te voir par ici ! En plus, j’ai enfin une adresse mail pour te contacter en dehors des projecteurs 😉 me reste plus qu’à trouver le temps !
Et merci d’avoir complété mon article de manière aussi convaincante…


Et la suite ?

Oh, ils vécurent heureux, sans faire d’enfant parce qu’ils en avaient déjà quatre à eux deux, mais avec des galères à surmonter et des épreuves de vie à traverser, sans oublier l’amour partagé des mots, de la lecture et de la rhétorique, en plus de celui qu’ils nourrissent l’un pour l’autre et pour leur famille recomposée, évidemment.

🍹 Jacqueline et ses copines, votre feuilleton de l’été 2021

Résumé

« Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. » Non mais c’est quoi ces conneries ? Du blabla de vieux qui se cherchent des excuses ? Manquerait plus que ça que je puisse pas faire ce que je veux, et quand je veux en plus. Si Mikhaïl ne souhaite pas se bouger, libre à lui. Après 48 ans de mariage, on peut bien se faire un petit plaisir solitaire : ce voyage de trois semaines à l’Ile Maurice avec ma bande de copines, je le ferai. Point.« 


Chapitre 1 – Viens avec moi, petit chat…

Sa voix enchante mon oreille. Un timbre latin, dans les graves, chantant un air italien envoûtant. Il s’interrompt trois secondes pour m’inviter : « viens avec moi, petit chat… » Des cheveux de jais mi-longs, assortis à une gueule d’ange que l’on a envie de dévorer, des yeux comme de la bouche. Une main dorée par le soleil me caresse la cuisse d’un geste nonchalant. Ma peau brille sous la lumière de cet été brûlant. Ses doigts relient mes grains de beauté du genou jusqu’à l’aine. Une chair de poule se manifeste, sans que j’en ressente les effets. Je me tourne vers son visage pour lui dire à quel point le moment est parfait.

Ses mirettes rayonnent du bonheur d’être en ma présence, mais lorsqu’il ouvre la bouche pour me répondre, c’est un son tonitruant qui en sort, comme une espèce de carillon. Une sonnerie. Une sonnerie… de réveil ? Une lutte intérieure s’ensuit, présageant, comme à chaque fois, un lever d’une humeur délicieusement massacrante. Jackie veut rester couchée quand Jacqueline martèle que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Oui parce qu’au cas où ce ne serait pas clair, je ne suis pas sur une plage brésilienne avec un Paulo qui me susurre des bruits de cloche à l’oreille, mais bel et bien au fond de mon lit dont j’ai beaucoup de mal à m’extirper.

J’ouvre un œil, celui de Jacqueline. Les rais de lumière voilée traversant la pièce m’indiquent que c’est bien le moment de me lever. Je ne sens pas le poids du fessier de Mikhaïl sur le matelas à côté de moi. Quel indécrottable lève-tôt ! En mon for intérieur, Jackie bataille pour maintenir sa paupière close alors que le gai gazouillement d’un oiseau quelconque se fait entendre par-delà le volet rouge. Il n’en faut pas plus à ma sauvage Jackie pour découvrir son iris bleu et prendre possession de ma bouche afin de jurer. Après le concert du merle nocturne qui a duré près de trois heures, les oiseaux sont mis à prix chez les Kroutchinkine. Et la prime est d’un bon montant, je peux vous l’assurer. Je ne sais pas encore combien, mais la somme sera coquette.

Je réunis les deux parts de moi-même pour étirer tous les membres de mon corps encore alangui sous les draps. Sans ce cérémoniel, point de station debout fluide et légère, que nenni ! Je procède comme la sophrologue me l’a appris : d’abord les orteils. C’est ainsi que démarre la production d’un concert de mon cru. Ca fait plusieurs années maintenant que je l’ai appelé « requiem d’un squelette doubiste ». Doubiste, ça veut dire originaire du Doubs. C’est le n°25 sur la liste. Pas de souci, ça me fait plaisir. Les départements français, c’est ma marotte. Je sais, on n’apprend plus rien aux gamins de nos jours, alors la géographie locale, pensez bien. Bref, j’en suis où déjà ? Ah oui, mes panards. Enfin non, durant mon petit cours particulier de géo, je suis arrivée à mon bassin.

Moi non plus, je ne sais pas trop comment on étire un bassin, alors je me dandine comme je peux sur mon matelas devenu trop mou au fil des ans. Je termine par les doigts, mains, bras, tronc, cou, tête… oui, dans cet ordre. Arrive le moment où je roule sur le côté pour laisser glisser mes jambes dans le vide et toucher le sol avec mes pieds. J’y arrive à chaque fois. Il paraît que les ratés commenceront à la dizaine des huit. Je ne suis pas pressée. Du tout, du tout ! Un coup d’œil au réveil et là, horreur ! J’aurais dû le regarder avant au lieu de faire ma maligne avec mes étirements… Je devrais déjà être dans la salle de bain pour ma toilette du matin. Ça va être impossible à rattraper, ça.

Assise au bord du lit, j’entends l’homme qui entre dans la chambre.

– Jacqueline, ma chérie, il est l’heure de te lever… minaude-t-il à l’entrée de la pièce.

– Micha, tu ne vois pas que je suis assise au bord du lit ?

Un éclair éblouissant me brûle les rétines. Cet abruti a allumé le plafonnier ! Le cumul merle chanteur qui a différé mon sommeil / réveil douloureux qui me met en retard me rend immédiatement agressive.

– Mikhaïl ! Je suis dans l’obscurité depuis que j’ai ouvert les yeux, qu’est-ce que tu cherches à faire bon sang ? A m’aveugler ?

– Ma douce Jacqueline, et pour quoi faire au juste ? Me transformer en chien-guide ? Non merci, répond-il en faisant le tour du lit avant de déposer un baiser sur mon front ridé par la nuit et le temps qui passe.

Avec une profonde respiration, je lui rends sa marque d’affection quotidienne par mon traditionnel bécot sur sa joue mal rasée. Depuis le premier jour de sa retraite, mon mari prend un soin méticuleux de sa pilosité faciale. Ca fait roots, selon lui. Quand Google a bien voulu fonctionner pour me traduire la nouvelle lubie de Mikhaïl, je n’ai pas bien compris ce que les « racines » venaient faire dans l’équation, mais il était hors de question que je pose la question à Micha, je ne lui aurais pas fait ce plaisir, ça non ! Heureusement, Laureline est arrivée telle ma chevalière des temps modernes, parfaitement bilingue et fière de m’apprendre qu’il s’agit en fait d’une expression anglaise pour dire « brut, naturel ». Enfin, si j’ai bien retenu la leçon. Je me demande encore d’où Micha peut sortir ce mot, en revanche. Je note dans mon carnet intérieur de lui poser la question à la prochaine gueulante.

Mes pieds posés bien à plat sur le plancher, je me mets doucement en branle. La pensée fugace que ce mot fait beaucoup rire mes petits-enfants quand je l’utilise me tire un sourire attendri. Je m’amuse de leur immaturité couplée à une réactivité stupéfiante, que je ne manque pas d’alimenter, utilisant ce don à toutes les sauces. Tiens, l’amalgame de ce dernier mot avec le premier me fait carrément rire. Je pouffe doucement, revers discret de mon hilarité intérieure.

Quelque chose attire mon regard. Je scrute mes cuisses, détectant une anomalie sans arriver à la définir. Ma peau ! Elle devrait être lisse et lumineuse, non ? Comme lorsque sa main dorée par le soleil est venue… le raisonnement s’étiole à mesure que la réalité reprend ses droits : non, à 72 ans, je ne peux décemment pas avoir la peau des guiboles aussi fraîche que dans mon faux souvenir fabriqué par une nostalgie galopante.

Dans un soupir qui se transforme en une grossièreté mettant à l’honneur le plus vieux métier du monde, je prends la direction de la salle de bains alors que ma nuisette redescend tranquillement sur mes fesses aplaties par les années. Je dois avouer qu’avoir perdu un peu de la graisse qui m’empêchait de fermer certains pantalons m’arrange bien pour m’habiller aujourd’hui… mais c’est aussi moins évident de poser mon séant sur une surface dure. Oui, oui, la 3ème âge croisée au concert en plein air de Ben l’Oncle Soul l’été dernier avec un coussin à la main, c’était moi. Toutes les personnes qui utilisent cet accessoire grand confort n’ont pas forcément des hémorroïdes, voyons !

Après une douche aussi rapide que ma mise en route, je ravale la façade. Crème hydratante à peine teintée même pas antirides – j’ai lâché l’affaire il y a une décennie – une petite touche de mascara et un trait de crayon anthracite pour souligner le regard, quelques tapotements de rouge à lèvres corail et zou ! Direction la penderie.


Chapitre 2 – Je suis une bombe atomique

Ça m’amuse toujours énormément de traverser la maison à poil. C’est un petit jeu que j’aime mener de bon matin, sachant que Mikhaïl, pudique notoire, a même du mal à se dévêtir devant moi pour enfiler un maillot de bain.

En remontant le couloir, j’entends Julien Courbet qui braille dans la cuisine, tentant, je crois comprendre, de faire plier un employeur véreux. Entendons-nous bien : le journaleux racoleur, défendeur de la veuve, de l’orphelin et des démunis, n’est pas techniquement dans ma cuisine, même si le volume sonore qui s’en échappe pourrait le laisser penser. Non, c’est Micha, mon désespérant bonhomme, qui non seulement refuse d’être appareillé, mais qui en plus écoute des émissions ringardes à la radio.

Il apparaît soudain dans mon champ de vision et me lance un coup d’œil. J’en profite pour lui faire un coucou de la main avant de lui balancer un shimmy* de la poitrine dont j’ai le secret. Il lève les yeux au ciel avec une moue désolée, puis secoue la tête. Mission accomplie ! Je parcours les cinq derniers mètres qui me séparent de la chambre en chantonnant, tout sourire d’avoir mené à bien ma provocation puérile.

– Listen baaaaaby…. Ain’t no moutain high, ain’t no valley low…

Je ne remercierai jamais assez la professeure de danse moderne qui a donné de son temps à l’association municipale qui gère le club du 3ème âge. Teresa, que je connais depuis plus de vingt ans, a insisté pour m’y emmener lorsque les septante sont arrivés sur mon gâteau d’anniversaire. Si la plupart des ateliers qui y sont proposés relèvent du pur cliché générationnel – bridge, bingo, couture, pétanque et j’en passe – certaines activités se sont révélées d’une fraîcheur inattendue. Le cours de danse de Samantha par exemple, mais aussi l’initiation à la photo de Gaël et les cours de finger food de Dorothée.

– if you neeeed me, caaaall me, no matter where you aaaare, no matter hooow faaar…

C’est pour me rendre à la séance de boustifaille du jour que j’essaie de m’activer à l’apprêt de ma personne. Me préparer en plusieurs temps est une habitude que j’ai adoptée il y a plus de quarante ans, quand je travaillais encore et que je n’étais pas simplement « la femme du bijoutier », puis « la femme du bijoutier retraité ».

Une façon de savourer ce moment de la journée qui m’est exclusivement réservé ; un pied hors du lit, puis un autre, un réveil aqueux dans la salle de bains, une mise en beauté pour rafraîchir mon teint – et réconforter mon moral – le choix minutieux de mes vêtements, puis le domptage de mes tifs, à l’origine blonds et fougueux. Aujourd’hui, c’est un crin d’une blancheur éclatante qui fait ressortir mes yeux vairons. D’ailleurs, la coupe dont Maracujà m’a gratifiée la semaine dernière est une merveille : dans l’air du temps et simple à remettre en ordre.

– Ain’t no moutain high enough… ain’t no valley low enough… ain’t no river wild enough…

Je croise mon reflet en train de meumeumer dans le miroir de la penderie réalisée suivant mes plans. Enfin un dressing digne de ce nom, qui peut contenir toutes nos affaires sans les froisser ou en perdre quelques-unes dans ses méandres. Je le trouve élégant, disposé tout le long du mur, dans son bois acajou qui fait ressortir les huisseries et barres de suspension dorées. Chacun sa glace : moi à gauche, Mikhaïl à droite. Nos godasses sont alignées sur les cinq mètres de rayonnages et au milieu, une large colonne de tiroirs parfait le design du meuble sur-mesure.

Pratique, esthétique, spacieuse… Je suis amoureuse de ma création, au point que Micha m’a surnommée Docteur Jackie-Frankie. Dois-je en conclure qu’il me trouve des similitudes physiques avec un savant fou ? J’ai préféré éluder la question quand le surnom a fusé la première fois. Après tout, c’est lui qui a choisi de traîner ses guêtres avec un génie créatif forcené.

J’opte pour une tenue décontractée : pantalon fluide noir, chemisier rose poudré et ballerines beiges. Après avoir enfilé mes vêtements et terminé le tube de Marvin Gaye qui m’a mise de très bonne humeur, je glisse un sautoir vermillon à mon cou. L’inspection se termine avec un coup de brosse rapide sur la superbe coiffure made by ma meilleure amie depuis des décennies. Mon double me sourit de toutes ses jolies fausses ratiches bien alignées. Ce visage est lumineux ! Par la constellation d’Orion, le résultat est sans appel : je suis une bombe atomique.

Une bombe un peu flétrie, c’est vrai, mais des femmes de mon âge qui ont cette allure-là, je n’en connais pas beaucoup. Rien qu’au club qui doit accueillir les trois quarts des plus de 65 ans de la ville et de ses environs, en toute objectivité, il n’y a que Feiza qui m’arrive à la cheville. Si on aime les orientales, cela va de soi. Sa crinière auburn dont la couleur est savamment entretenue par une sorcière de sa famille fait baver tous les vieux de l’amicale. Comme elle ne marche pas sur mes plates-bandes – comprendre assister aux ateliers que je fréquente – je tolère sa présence sans moufter.

Oui, je connais la chanson : « elle est mariée, quand même, qu’est-ce qu’elle s’occupe de vouloir plaire, et à son âge en plus, alors qu’elle a plus besoin de se préoccuper de ça, elle ferait mieux de passer plus de temps avec les lardons de ses mioches, et patati et patata… » Cette rengaine, je la connais par cœur ! C’est celle que me sort Mikhaïl, que me serinent mes deux insupportables filles adorées, la quasi-totalité des copines de l’amicale et en fait… toute la société d’aujourd’hui.

Mon fils a la décence de ne pas aborder ce sujet qui fâche – je crois qu’il aime trop sa daronne – et mes trois amies proches sont de la même veine que moi, heureusement ! Sinon on aurait vite fait de croire qu’on perd la boule à simplement vouloir prendre soin de soi et se sentir séduisante, même âgée de 72 ans. Ne dit-on pas que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes ? Attention, loin de moi l’idée de me laisser pénétrer par qui que ce soit ou quoi que ce soit. Je dois confesser que ces choses-là ne m’intéressent plus depuis…. Au moins tout ça.

Non, ce que j’aime moi, c’est le petit frisson provoqué chez l’autre par la senteur d’un parfum qui embaume sur son passage. C’est l’œil qui frise d’un décolleté plongeant garni de beaux melons ou d’une pilosité virile. Ce sont ces messes basses quand une toilette met parfaitement en valeur sa ou son propriétaire. C’est le soupir entendu sur le passage d’un fessier délicat ou les gloussements d’appréciation d’un joli mot. Ce que j’aime, c’est la délicatesse et le pouvoir de la séduction. Feiza doit savoir de quoi je parle, elle : j’aime l’idée de plaire, et à tout âge.

– Micha, je vais au club pour l’atelier finger food…

Je m’interromps : mon mari, confortablement installé dans son fauteuil télécommandé au centre de la salle à manger, est hypnotisé par Thierry Beccaro qui déroule le programme de son émission de fin de matinée. Il n’a pas daigné tourner la tête à l’énoncé de son prénom. Qu’il en soit ainsi. Je prends mes clés, mes cliques et mes claques, puis ferme la porte sans une parole de plus.


Chapitre 3 – Rock’n’roll Baby !

Dorothée est divine. Non seulement elle sait parler, faire et déguster la cuisine comme personne, mais en plus elle est d’une volupté à faire frémir un mort. L’activité Finger Food, c’est son idée. Intelligente la nana quand même. Elle avait réussi à rameuter tous les mâles de l’amicale lors de son premier cours. Ils étaient vingt-neuf. Nous – les femmes – n’avions même pas poser un orteil dans la pièce et il n’y avait d’ingrédients que pour quinze. Un sacré bazar. Bien entendu, ça n’a pas duré. Quand ces messieurs se sont aperçus qu’il fallait vraiment cuisiner – et pas seulement reluquer la demoiselle sous toutes les coutures – l’affaire s’était gâtée. Il n’est plus resté que nous, les bougresses qui souhaitions changer du sempiternel bœuf mode du samedi midi.

En arrivant dans la salle qui abrite notre atelier du jour, je découvre les quelques copines qui ont encore suffisamment de cervelle pour utiliser un couteau autrement qu’en menace ultime pour choisir le programme télé. Mon amie Louise, fidèle à elle-même, est assise dans un coin, ses lunettes de soleil sur le pif. Je ne trouve pas Teresa dans la douzaine de participantes qui s’affairent à nouer leurs tabliers. Notre animatrice se tient dans le fond de la salle, occupée à contrôler la bonne mise en œuvre des tables installées par les services techniques de la mairie.

Ces oisifs font rarement leur travail correctement, c’est le moins qu’on puisse dire. Etrangement, de nets efforts ont pourtant été constatés depuis quelques mois, mais uniquement lorsqu’ils interviennent pour Dorothée. Je me demande si le fait que le chef de ces fainéants soit tombé nez à seins avec notre déesse culinaire n’y est pas pour quelque chose. Quoi qu’il en soit, la panthère des îles qui me sourit en s’avançant vers moi a une classe folle ce matin encore. De quoi faire chavirer mon cœur hésitant. Ca ne loupe pas, je tachycarde quelques secondes.

Sa combi-pantalon rouge la rend sexy en diable et fait ressortir son teint chocolaté. Une vraie déesse. Et gourmande par-dessus le marché. Lorsque nous partageons nos créations à l’issue du cours, elle ne donne pas sa part au chien. Tout pour plaire cette jeune femme. En tous cas, moi elle m’a tapé dans l’œil. Si j’avais eu quelques décennies de moins… Enfin bref.

Dorothée me claque la bise, faisant danser ses longs cheveux tirebouchons qui rayonnent autour de sa tête, et m’invite à prendre place pour le début du cours. Ça tombe bien, je meurs de faim, car en dépit des remontrances récurrentes des médecins qui m’ont accompagnée jusqu’à présent, je n’ai jamais pris de petit-déjeuner. Sans appétit au lever, me bourrer de calories inutiles d’aliments qui ne font que m’écœurer me semble complètement fou. Résistant contre vents et marées, j’ai bravé le bon sens médical et encore à ce jour, je ne me nourris qu’à partir de midi. En revanche, dès 11 heures, j’ai la dalle. Inutile de chercher une logique, il n’y en a aucune.

Je me penche sur le menu concocté par notre instructrice en m’attachant les cheveux. Tartines d’avocat-œufs mollets pour la version salée, tartines banane-myrtilles-beurre de cacahuètes pour la version sucrée. Mes toubibs seraient ravis : saines, antioxydantes et… roboratives. Ce mot m’a toujours fait marrer, il fallait que je le place.

Sur mon passage, j’embarque Louise qui joue l’aveugle alors qu’elle y voit très bien. Louise, c’est l’ombrageuse de notre quatuor. Elle est la quintessence de nos facettes les plus sauvages, à Maracujà, Teresa et moi. Mais dans l’élégance s’il vous plaît. Si une vacherie doit être exprimée, Louise s’en charge, et avec brio. D’ordinaire silencieuse, quand l’une de nous est en difficulté, notre farouche défenseuse cloue les becs médisants avec une virulence inattendue par l’adversaire. Louise, c’est notre pitbull à nous. Et comme c’est une grande fan de Brad, son petit nom dans notre bande, c’est Pitt, naturellement.

Chaque semaine, Louise s’installe à mes côtés pour le cours de cuisine qu’elle suit les bras croisés, en mode schtroumpf grognon. Ça tombe bien, c’est le petit bonhomme bleu préféré de John, mon petit-fils de 7 ans. Alors quand Pitt tire la tronche pendant les activités ou nos soirées filles, j’ai toujours une pensée pour mon chérubin. J’ai des copines en or.

Je noue un tablier autour de ma taille et œuvre doublement pour que Louise ait aussi son déjeuner. M’activer ainsi me rappelle mes tendres années, quand il me fallait cuisiner une tambouille pour mes cinq frères et sœurs et moi-même. Papa et maman travaillant tous deux dans leur petite mercerie parisienne, les repas ne se préparaient pas par magie. Et puis une aînée, ça doit bien servir à quelque chose…

– Jackie ? Jackie ! lance un accent créole à croquer, ce qui me sort immédiatement de ma rêverie.

Le sourire éclatant, Dorothée me rejoint pour terminer la part de Louise. Son odeur est étourdissante, bien loin des effluves d’un parfum du commerce. Cette pensée me perturbe légèrement et, trop absorbée par mon passage en revue des fragrances que je connais qui me permettraient d’identifier le doux fumet, je ne remarque pas l’arrivée de Teresa. Quand mon amie de vingt ans bouscule le portant de l’entrée, faisant s’étaler tous les manteaux des dames présentes, je lève enfin les yeux.

Teresa – dite Cal – est essoufflée, rouge comme une brique et son fichu ne tient plus sur sa tête. J’éclate d’un rire tonitruant, un de mes signes particuliers. Personne ne réagit dans la salle : elles sont concentrées sur leur travail ou habituées à mes hilarités aussi soudaines que bruyantes, comme on les a qualifiées toute ma vie. Moi, je les appelle mes joies spontanées. Et elles devraient même être contagieuses, m’est avis. J’accours pour l’aider à arranger la catastrophe annonciatrice de son arrivée.

– Teresa, qu’est-ce qui t’arrive ?

Une fois les vestes printanières remises à leur place et le foulard de mon amie repositionné comme il sied, Cal s’autorise à m’expliquer la raison de sa précipitation :

– Ils présentent le voyage annuel en assemblée cet après-midi ! Apparemment, le résultat des votes est sans appel, précise-t-elle avec un regard en biais.

Je me renfrogne. Des étés que l’on mange de l’Autriche, des Baléares et Lourdes en guest-star les pires années. J’en ai ras la casquette et ne me fais aucune illusion sur le pays qui sortira des chapeaux de mes congénères.

– Mouais, dis-je d’un ton sec. On verra bien ce que les vieux croutons nous ont réservé cette fois-ci, mais rappelle-toi ce que je dis depuis l’ouverture des urnes… On va encore bouffer de la destination de grabataires !

Teresa pouffe en secouant ses kilos en trop. Dans une grimace qu’elle espère rebelle, elle m’encourage :

– T’inquiète pas comme ça. Tu sais quoi ? Si le résultat nous convient pas, on lance une révolution !

Séduite par son idée, je ne peux m’empêcher de signer les cornes du diable en secouant ma queue de cheval aux crins blancs :

– Yeah ! Rock’n’roll, baby ! Cette année sera la nôtre ou ne sera pas ! Foi de JFK !


Chapitre 4 – Des Schitz quoi ?

Notre déjeuner lunch-brunch-finger-food pris, nous aidons ma belle panthère à mettre de l’ordre dans le coin cuisine et réaménageons les tables pour l’atelier mandala qui se tient à la suite. La quantité de pain ingurgitée entre la version salée et la variante sucrée du repas me pèse sur l’estomac. Je n’aurais certainement pas dû finir le dessert de Louise, ni les trois macarons que Teresa avait apportés. Elle n’avait pas eu cœur d’y toucher après avoir bâfré son merguez-tomates-moutarde tiède, préparé maison s’il vous plaît. Ou peut-être que les chocolats offerts à Dorothée par je ne sais même plus quelle participante étaient de trop ? Je crois que je n’en ai dégusté qu’une dizaine pourtant… Bref, j’ai mal au bide.

C’est donc bien lourde que je me rends vers la salle commune de l’amicale du 3ème âge. Située au rez-de-chaussée de cet immeuble municipal de deux étages, elle s’étend sur quasiment la moitié du bâtiment et peut contenir jusqu’à 200 personnes. Inutile de préciser que nous n’avons jamais été suffisamment de vieux à la fois pour la remplir, cette salle. Il y en a toujours une bonne tripotée pour clamser avant qu’on atteigne la jauge des 175 adhérents. D’après ce que je sais en tous cas. Les rumeurs en la matière sont souvent bien plus fiables que les informations du bureau.

Les trois gaillards qui sont à la tête du club depuis sept ans maintenant ne sont que de sombres fouille-merde, du signe voleur ascendant mafieux pour l’un, anisé ascendant vulgaire pour l’autre, hypocrite ascendant moche pour le dernier. Mais ce n’est que mon avis. J’entre dans un espace presque vide, Louise sur mes talons, Teresa pas loin derrière.

– Jackie ! Te voilàààààà ! me chante une Feiza que j’ai du mal à reconnaître tant elle paraît… agréable à mon égard.

De sa démarche chaloupée, la tunisienne s’avance vers moi dans un fouillis de voiles et de cheveux cuivrés. Juchée sur des compensées qui me donnent le vertige rien qu’en les regardant, elle se penche vers moi pour me claquer une bise imaginaire à la manière des bourgeoises. Je ne peux pas dire que je sois très réceptive. Feiza ne m’a jamais approchée de la sorte depuis que nous cohabitons à l’amicale. C’est louche. Je me redresse pour ne pas parler à son cou et lance, d’une voix suave, le regard souriant :

– Feiza, enchantée d’entendre le son de ta voix directement dans mon oreille et à un volume correct.

Précisons que Feiza est une chanteuse hors pair. Le problème c’est qu’elle joue de ses cordes vocales même quand on n’a rien demandé. Madame se déplace pour aller manger un muffin ? On a droit à Mustang Sally. Madame va aux toilettes ? Elle fait résonner With or Without you. Elle enfile son manteau ? Single Ladies. Bon, je ne vais pas tous les passer en revue, hein. C’est juste barbant à force. Le club, c’est pas un karaoké perpétuel.

Son air d’abord interloqué redevient très vite jovial. On dirait qu’elle a décidé de balayer ma remarque d’une pichenette mentale pour ne pas perdre son objectif de vue : me saouler. Oui, bon, me parler.

– Jackie… tu sais que la destination du voyage va être annoncée tout à l’heure ? susurre-t-elle, visiblement excitée par l’idée.

– Oui Feiza, je l’ai entendu dire. Et ça te met en joie, d’après ce que je vois. Fan des schnitzels ?

– Des schitz quoi ? tente-t-elle de répéter en fronçant les sourcils.

Patiemment, je vais pour compléter le fond de ma pensée, mais la septuagénaire racée ne m’en laisse pas le temps :

– Anyway (oui, c’est son truc à Feiza : et que je te cause anglais parce que mon fils vit au States, comme elle dit) Bérénice m’a dit que Joëlle lui avait dit que Maria lui avait dit que Jacques, le Président, aurait trafiqué les votes. Et tiens-toi bien, ce serait pas la première fois !

Je reste bien une minute à la regarder, tentant d’intégrer les informations et leurs conséquences tentaculaires. Il faut dire que mon cerveau a besoin d’un peu plus de temps qu’auparavant pour réfléchir à une situation inédite comme celle-ci. Quand soudain, j’ai l’illumination :

– Son coup de cœur autrichien ! Mais oui ! Katharina ou Angelika ou…

– Michaela, m’interrompt Teresa, dont j’avais presque oublié la présence.

– C’est ça, Michaela ! Et l’espagnole qu’avait tapé dans l’œil de Ray, vous vous souvenez ? renchérit Feiza.

Le trésorier est lui aussi sorti avec une locale durant deux de nos séjours, étrangement heureux de pouvoir se rendre aux Baléares quasiment d’une année sur l’autre pour retrouver son hispanique ridée. Je me souviens encore de son bonheur ultime à l’annonce des votes l’année dernière.

Nous nous regardons toutes les trois – Louise étant toujours cachée derrière ses lunettes, nous ne lui jetons même pas un coup d’œil, mais elle a l’habitude et ne se froisse pas pour si peu – pendant que les collègues du 3ème âge entrent dans la salle, nous contournent, nous saluent pour certains puis s’installent sur les chaises disposées en rangées devant l’estrade. Un micro sur pied trône au milieu de la scène, prêt à débiter les âneries de nos dirigeants.

Ces saligauds organisent nos voyages en fonction de leur appendice masculin. Voyez-vous ça. Donc en toute logique, d’une l’Autriche devrait sortir cette année, de deux, les trois fois où le collectif s’est rendu sur Lourdes, ça devait être à la demande de Dom, le secrétaire. J’hésite à chercher une raison à ce choix, sincèrement. Mes maux de ventre se rappellent à moi. Je détache mes yeux de ceux de Feiza pour me rendre aux commodités, après en avoir prévenu Louise et Teresa. Aucune envie de dégobiller sur le plancher tout neuf de la salle. On serait capable de me facturer le nettoyage.

– Merci d’être venus si nombreux, s’égosille notre bien-aimé président devant une assemblée plutôt fournie.

Je ne m’en étais pas aperçue, concentrée par mes premiers pas de détective : la majeure partie de nos membres est présente. Crotte, ça va devoir attendre. Je ne tiens plus de vérifier notre théorie. Une main sur l’estomac, je rejoins mes amies déjà assises au dernier rang et me contorsionne pour poser mon séant sur le fauteuil sans contracter davantage mon abdomen déjà tendu.

– Sans transition, je vous annonce le résultat du vote qui a eu lieu la semaine dernière pour déterminer notre prochain grand voyage annuel, trois semaines à…

Ce zigoto de Jacques sort son billet d’une de ses poches, et envoie dans le micro postillons et destination, avec un sourire rayonnant absolument pas communicatif :

– Autriche !

Alors qu’un silence de mort, pardon, de vieux résignés remplace les chuchotements qui accompagnaient les dandinements de notre très cher président sur scène, la nausée paralyse mes membres. J’ouvre de grands yeux au moment où Feiza prend la parole quelques rangs plus loin, mais je n’entends pas ce qu’elle braille au milieu des gargouillis que je fais moi-même en vomissant, sans plus de cérémonie, sur ma voisine de devant. Et comme je suis généreuse, mon estomac se mobilise même une deuxième fois.


Chapitre 5 – La forteresse arabe

Notre déjeuner lunch-brunch-finger-food pris, nous aidons ma belle panthère à mettre de l’ordre dans le coin cuisine et réaménageons les tables pour l’atelier mandala qui se tient à la suite. La quantité de pain ingurgitée entre la version salée et la variante sucrée du repas me pèse sur l’estomac. Je n’aurais certainement pas dû finir le dessert de Louise, ni les trois macarons que Teresa avait apportés. Elle n’avait pas eu cœur d’y toucher après avoir bâfré son merguez-tomates-moutarde tiède, préparé maison s’il vous plaît. Ou peut-être que les chocolats offerts à Dorothée par je ne sais même plus quelle participante étaient de trop ? Je crois que je n’en ai dégusté qu’une dizaine pourtant… Bref, j’ai mal au bide.

C’est donc bien lourde que je me rends vers la salle commune de l’amicale du 3ème âge. Située au rez-de-chaussée de cet immeuble municipal de deux étages, elle s’étend sur quasiment la moitié du bâtiment et peut contenir jusqu’à 200 personnes. Inutile de préciser que nous n’avons jamais été suffisamment de vieux à la fois pour la remplir, cette salle. Il y en a toujours une bonne tripotée pour clamser avant qu’on atteigne la jauge des 175 adhérents. D’après ce que je sais en tous cas. Les rumeurs en la matière sont souvent bien plus fiables que les informations du bureau.

Les trois gaillards qui sont à la tête du club depuis sept ans maintenant ne sont que de sombres fouille-merde, du signe voleur ascendant mafieux pour l’un, anisé ascendant vulgaire pour l’autre, hypocrite ascendant moche pour le dernier. Mais ce n’est que mon avis. J’entre dans un espace presque vide, Louise sur mes talons, Teresa pas loin derrière.

– Jackie ! Te voilàààààà ! me chante une Feiza que j’ai du mal à reconnaître tant elle paraît… agréable à mon égard.

De sa démarche chaloupée, la tunisienne s’avance vers moi dans un fouillis de voiles et de cheveux cuivrés. Juchée sur des compensées qui me donnent le vertige rien qu’en les regardant, elle se penche vers moi pour me claquer une bise imaginaire à la manière des bourgeoises. Je ne peux pas dire que je sois très réceptive. Feiza ne m’a jamais approchée de la sorte depuis que nous cohabitons à l’amicale. C’est louche. Je me redresse pour ne pas parler à son cou et lance, d’une voix suave, le regard souriant :

– Feiza, enchantée d’entendre le son de ta voix directement dans mon oreille et à un volume correct.

Précisons que Feiza est une chanteuse hors pair. Le problème c’est qu’elle joue de ses cordes vocales même quand on n’a rien demandé. Madame se déplace pour aller manger un muffin ? On a droit à Mustang Sally. Madame va aux toilettes ? Elle fait résonner With or Without you. Elle enfile son manteau ? Single Ladies. Bon, je ne vais pas tous les passer en revue, hein. C’est juste barbant à force. Le club, c’est pas un karaoké perpétuel.

Son air d’abord interloqué redevient très vite jovial. On dirait qu’elle a décidé de balayer ma remarque d’une pichenette mentale pour ne pas perdre son objectif de vue : me saouler. Oui, bon, me parler.

– Jackie… tu sais que la destination du voyage va être annoncée tout à l’heure ? susurre-t-elle, visiblement excitée par l’idée.

– Oui Feiza, je l’ai entendu dire. Et ça te met en joie, d’après ce que je vois. Fan des schnitzels ?

– Des schitz quoi ? tente-t-elle de répéter en fronçant les sourcils.

Patiemment, je vais pour compléter le fond de ma pensée, mais la septuagénaire racée ne m’en laisse pas le temps :

– Anyway (oui, c’est son truc à Feiza : et que je te cause anglais parce que mon fils vit au States, comme elle dit) Bérénice m’a dit que Joëlle lui avait dit que Maria lui avait dit que Jacques, le Président, aurait trafiqué les votes. Et tiens-toi bien, ce serait pas la première fois !

Je reste bien une minute à la regarder, tentant d’intégrer les informations et leurs conséquences tentaculaires. Il faut dire que mon cerveau a besoin d’un peu plus de temps qu’auparavant pour réfléchir à une situation inédite comme celle-ci. Quand soudain, j’ai l’illumination :

– Son coup de cœur autrichien ! Mais oui ! Katharina ou Angelika ou…

– Michaela, m’interrompt Teresa, dont j’avais presque oublié la présence.

– C’est ça, Michaela ! Et l’espagnole qu’avait tapé dans l’œil de Ray, vous vous souvenez ? renchérit Feiza.

Le trésorier est lui aussi sorti avec une locale durant deux de nos séjours, étrangement heureux de pouvoir se rendre aux Baléares quasiment d’une année sur l’autre pour retrouver son hispanique ridée. Je me souviens encore de son bonheur ultime à l’annonce des votes l’année dernière.

Nous nous regardons toutes les trois – Louise étant toujours cachée derrière ses lunettes, nous ne lui jetons même pas un coup d’œil, mais elle a l’habitude et ne se froisse pas pour si peu – pendant que les collègues du 3ème âge entrent dans la salle, nous contournent, nous saluent pour certains puis s’installent sur les chaises disposées en rangées devant l’estrade. Un micro sur pied trône au milieu de la scène, prêt à débiter les âneries de nos dirigeants.

Ces saligauds organisent nos voyages en fonction de leur appendice masculin. Voyez-vous ça. Donc en toute logique, d’une l’Autriche devrait sortir cette année, de deux, les trois fois où le collectif s’est rendu sur Lourdes, ça devait être à la demande de Dom, le secrétaire. J’hésite à chercher une raison à ce choix, sincèrement. Mes maux de ventre se rappellent à moi. Je détache mes yeux de ceux de Feiza pour me rendre aux commodités, après en avoir prévenu Louise et Teresa. Aucune envie de dégobiller sur le plancher tout neuf de la salle. On serait capable de me facturer le nettoyage.

– Merci d’être venus si nombreux, s’égosille notre bien-aimé président devant une assemblée plutôt fournie.

Je ne m’en étais pas aperçue, concentrée par mes premiers pas de détective : la majeure partie de nos membres est présente. Crotte, ça va devoir attendre. Je ne tiens plus de vérifier notre théorie. Une main sur l’estomac, je rejoins mes amies déjà assises au dernier rang et me contorsionne pour poser mon séant sur le fauteuil sans contracter davantage mon abdomen déjà tendu.

– Sans transition, je vous annonce le résultat du vote qui a eu lieu la semaine dernière pour déterminer notre prochain grand voyage annuel, trois semaines à…

Ce zigoto de Jacques sort son billet d’une de ses poches, et envoie dans le micro postillons et destination, avec un sourire rayonnant absolument pas communicatif :

– Autriche !

Alors qu’un silence de mort, pardon, de vieux résignés remplace les chuchotements qui accompagnaient les dandinements de notre très cher président sur scène, la nausée paralyse mes membres. J’ouvre de grands yeux au moment où Feiza prend la parole quelques rangs plus loin, mais je n’entends pas ce qu’elle braille au milieu des gargouillis que je fais moi-même en vomissant, sans plus de cérémonie, sur ma voisine de devant. Et comme je suis généreuse, mon estomac se mobilise même une deuxième fois.


Chapitre 6 – Ni hier, ni maintenant, ni aujourd’hui

Ces fichus merles m’ont encore empêchée de dormir cette nuit. Je suis fourbue. Comme je n’ai pas reçu la visite de Paulo dans mes songes, je suis en plus de méchante humeur. Ou c’est peut-être parce que j’ai mal un peu partout ce matin. Je relativise en me disant qu’à mon âge, si je n’ai pas quelques petites douleurs en ouvrant les yeux, c’est que j’ai trépassé. Je décide donc de savourer mes vieilles amies de l’âge d’or.

Une fois étirée, je tends l’oreille. Mikhaïl est déjà dans la cuisine, en train de déguster ses biscottes tartinées de beurre frais et de confiture de pêche. Le son de la radio et de mon pote à lunettes brailleur de lois arrive jusqu’à mes esgourdes, pour mon plus grand déplaisir. Mon cerveau se met en route à l’allure de mes pieds, c’est-à-dire pas trop vite. Je remonte le couloir pour mes ablutions matinales et en me glissant sous la douche, j’écarquille les yeux, incapable de faire ou de dire autre chose avec le peu d’énergie que j’ai dans les veines aujourd’hui.

J’ouvre de grandes mirettes parce que c’est la tuile ! Ce soir les enfants débarquent pour manger. Les trois, nos deux filles et mon fils, plus les pièces rapportées. Le vendredi, c’est dîner-famille chez les Kroutchinkine. Ça veut dire qu’il va y avoir du sport, de la joute verbale et des bons petits plats. Oui, tout ça à la fois. Et la joie de retrouver mes petits loustics, Laureline, Lilly et John. Des jeunes gens bien comme il faut qui pourraient d’ailleurs en apprendre à leurs parents.

Yvan, mon gendre, va nous rabattre les oreilles de l’actualité qui concerne ma tranche d’âge. Son poste de conseiller municipal délégué aux affaires sociales lui confère a priori le droit de parler aux petits vieux qu’il croise pour prêcher la bonne parole. Enfin, c’est ce qu’il croit ! Et il y a fort à parier que les événements de la veille lui auront été rapportés. Il faut souligner qu’il y a eu un drôle de ramdam au club, hier. Notre révolution s’est achevée de la façon dont elle avait commencé : granguignolesque.

Feiza, Teresa, Louise, moi et une poignée d’autres participantes, sommes sorties sous les sifflets de la foule. Rien que ça. Après avoir pris la parole, il y a eu un grand silence et puis… tout le monde a commencé à parler en même temps, dans un vacarme énorme. Pour finir, Jacques a réussi à rebrancher son micro et à l’aide de Dom en monsieur-gros-bras et de Ray en voiture-balai, notre brochette de frondeuses s’est retrouvée mise à la porte, manu militari.

Alors que l’eau de la douche coule sur ma peau, j’en suis encore outragée. J’en tremblais au volant de ma voiture quand je suis rentrée à la maison, où j’ai eu bien du mal à me récurer sans mettre de l’eau partout. Même le programme spécial Timothy Dalton, offerte le soir-même par une chaîne du câble, ne m’a pas calmée. Enfin si, sur le moment je n’avais d’yeux que pour lui. Il est né le même jour que moi, donc c’est un peu comme mon âme sœur. Il ne le sait pas encore parce qu’il est très occupé, c’est tout.

Pas de maquillage ce matin, je n’ai pas la tête à ça. Mikhaïl a intérêt à utiliser son expérience de toute une vie quand je vais débarquer dans la cuisine : la jauge Jackie. Selon la taille de mon sourire – dont je ne me départis jamais, quoi qu’il arrive – on peut connaître les dispositions dans lesquelles je suis. Ce matin, on peut dire que je suis dans des dispositions microscopiques. Encore moins que le minimum syndical. Si, il existe ce syndicat. Je l’ai créé et appelé « la ligue du bien-vivre ensemble ».

Si chacun d’entre nous décidait d’accrocher un sourire sur son visage le matin, bon sang ce que le monde serait plus détendu ! Il faut imaginer des millions et des millions de personnes qui décident d’adopter la smiley attitude en même temps. Le rêve ! Je médite sur cette pensée, les lèvres en résonnance, pendant que j’enfile une robe de coton bleu nuit. J’aime particulièrement cette tenue, parce qu’elle a un petit effet doudou sur moi, comme les câlins de mes petits-enfants ou le fabuleux couscous-boulettes concocté par ma Teresa.

Je jette un coup d’œil au miroir avant de sortir de la chambre, comme chaque jour. Je me trouve les traits tirés, surtout sans l’effet bonne mine et coup de frais de mes fards habituels. Evidemment, les contrariétés concernant le voyage annuel pèsent beaucoup dans le froissage de mon minois. Je choisis d’être indulgente avec moi-même et de me lancer un regard aimable pour me faire du bien. Ça fonctionne. Il faut dire que je suis très douée pour remonter le moral des gens. Ça m’aurait fait mal que ça ne fonctionne pas avec moi !

Je découvre Mikhaïl penché sur l’évier, en train de faire sa petite vaisselle. Quelles manies peut avoir ce vieillard… laver son bol et sa cuillère du matin en fait partie. Que la machine à laver les ustensiles de cuisine soit lancée tous les soirs lui importe peu. Je m’approche de lui pour l’embrasser sur la joue et suis accueillie par une pétarade en bonne et due forme. Un chapelet sonore qui semble s’enchaîner à l’infini.

– Micha, t’as pas un peu honte ?

– Ni hier, ni maintenant, ni jamais, ma Jackie chérie ! me lance-t-il d’une voix amusée; toujours de dos.

Tout son corps tremble dangereusement, de la tête aux genoux, signe d’une hilarité silencieuse. Ça ne rate pas, une nouvelle déflagration ponctue son rire retenu.

– Mikhaïl, espèce de vieux dégueulasse ! Devant ta femme !

– Vaut mieux que ce soit devant que dessus, hein ? Tu penses pas ? répond-il en se retournant tout en contrôlant difficilement son hilarité.

C’est plus fort que lui, il est tellement content de sa sortie débile qu’il s’en tape les genoux avec les mains, s’esclaffant trop bruyamment à mon goût.

– Ca se discute Micha, ça se discute… dis-je d’un ton désenchanté. Je vais faire les courses pour ce soir. On a besoin de quelque chose ?

Il met une minute à se calmer – et une minute, c’est long quand il faut attendre qu’un énergumène arrête de rigoler – et prend le temps de réfléchir. Il s’approche de moi et me pose un baiser léger sur le front :

– Bonjour ma douce Jacqueline. Non, nous n’avons besoin de rien à ma connaissance, me répond tendrement mon mari.

Je m’assouplis immédiatement et lui rends son baiser sur la bouche.

– Je n’en ai pas pour longtemps, attends-moi pour préparer le déjeuner…

Direction le supermarché, cet établissement qui a rendu nos parents si fiers de pouvoir faire leurs provisions dans un seul et même endroit, alors qu’aujourd’hui nous savons que ces premières ouvertures de grandes surfaces sonnaient le glas de nos petits commerces locaux. Une agonie lente, mais sans retour possible, ou presque. J’y récupère de quoi régaler tout notre petit monde et retrouve mes pénates d’où émane une délicieuse odeur de rôti.

Cette tête de mule ne m’a pas écoutée. Je confesse que c’est en partie pour ça que je l’aime. Et puis, ça sent rudement bon chez nous. J’espère au moins qu’il a cuisiné la viande avec les pommes de terre qui végétaient dans le cellier. Sinon je lui fais bouffer le plat tout entier.


Chapitre 7 – Un groupe d’individus mal élevés

Le printemps s’annonce doucement, ce qui nous permet de laisser la porte d’entrée et les baies vitrées de la bicoque ouvertes. Une légère brise s’y engouffre par intermittence, faisant virevolter les voiles légers dans un rythme dont seule la nature a le secret. J’aime beaucoup l’effet produit, à la fois romantique et comme tout droit sorti d’un ballet classique, une danse improvisée censée charmer son spectateur. C’est dans la contemplation de ce joli spectacle, debout dans la salle à manger avec un saladier de lentilles vinaigrette à la main, que me cueillent les premiers arrivés.

Yvan, bien entendu, grand échalas qui précède toujours sa compagne – l’aînée de mes enfants – de trois kilomètres. Si ce n’est plus. Généralement, Laureline, leur enfant unique, arrive entre deux, puis Ariana ferme la marche. Ma beauté slave aux cheveux blonds comme les blés et aux yeux bleus comme l’océan. Mais pour l’heure, c’est son dadais de concubin au crâne dégarni qui me regarde l’air goguenard. Pas de doute, l’information est arrivée jusqu’à lui.

– Alors comme ça, on fait la révolution à coup de vomito Mamy Jackie ? rigole-t-il doucement.

Pour toute réponse, je lui offre mon œil blasé qu’une voix fraîche et radieuse dulcifie rapidement. Ma tendre Laureline aux joues rosées et au regard pétillant. Presque tout le portrait de sa mère, en dehors du châtain de ses cheveux, qu’elle semble avoir hérité du côté paternel, ainsi que de la noisette de son regard, piquée au papa également. Et si on fait l’impasse sur le teint doré qui rappelle la carnation de son père, ma petite-fille a vraiment tout de sa maman. Si si, vraiment. La donzelle en question me pose un bisou sur la pommette.

– Mamine ! Tu vas mieux ? s’enquit l’une des lumières de ma vie, des étoiles plein les yeux.

– Oui ma bambine, juste un buffet trop plein, j’ai dû faire du vide !

Avec un clin d’œil et un petit rire partagé, je vais déposer le saladier que j’ai encore en main sur la table de la terrasse, où une grande table pour dix personnes est dressée. Mikhaïl s’est surpassé, tout est coordonné et des brins de mimosa fleurissent l’ensemble avec délicatesse. Ariana fait son apparition, resplendissante dans sa robe bleue assortie à ses iris, malgré un visage qui trahit une fatigue certaine.

– Maman, tu es remise ? me demande-t-elle en m’embrassant affectueusement.

– Mais oui je vous dis, j’ai juste trop mangé à l’atelier de Dorothée et les émotions de l’après-midi ont fait le reste.

Je vois que cette dernière précision la contrarie légèrement, mais je n’ai pas le temps d’approfondir : un groupe d’individus mal élevés s’avance vers notre portillon en criant dans la rue. Je reconnais les voix de la troupe d’Elena, ma seconde fille. La petite famille s’engouffre dans le jardin dans un même élan. Lilly et John en avant, leurs écouteurs sur les oreilles, puis ma belle cadette que son mari tient par la taille avec amour. Ses cheveux ambrés regroupés en une épaisse tresse font parfaitement ressortir son teint clair. Son conjoint depuis quinze ans, David – qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Peter O’Toole, grande classe – l’embrasse tendrement avant de venir me saluer.

J’aperçois Nicolas qui ferme la marche. Mon petit dernier termine une conversation téléphonique plutôt animée. C’est lui que j’entendais parler fort en marge de mes petits-enfants qui se chamaillaient pour sortir de la voiture.

– Jacqueline, vous vous portez comme un charme dites-moi, me glisse David, le regard malicieux. Je m’attendais à vous trouver le teint vert et le cheveu hirsute… vous êtes magnifique, comme toujours.

– David, David, David… toujours le bon mot pour me fait fondre, mon garçon…

Lilly et John viennent me dire bonjour en même temps, ce qui donne un bisou bien sonore sur chacune de mes joues. Un baiser rapide d’Elena plus tard, j’attends patiemment que mon fils raccroche avant de m’installer à table, ce que tous les autres ont déjà fait après avoir dit bonjour à Micha, à grand renfort d’accolades.

– Maman, désolé pour le contretemps, on s’installe ? débite Nicolas à toute vitesse.

Je le prends dans mes bras et le serre affectueusement. Je lui propose de prendre une minute pour se remettre de sa conversation, car il semble énervé.

– Lydia ?

Il hoche la tête, l’air sombre, alors je lui adresse un sourire compatissant. C’est une longue histoire. Je m’absente le temps de sortir le gigot du four pour l’emmailloter dans de l’aluminium afin de le rendre plus tendre au moment de le déguster. Je retrouve les miens attablés et en pleine conversation pour la plupart. Ma petite rouquine à la coupe garçonne, Lilly, donne des conseils à sa cousine sur la meilleure manière de gérer son « compte Insta » afin de ne plus être importunée par les garçons qui la convoitent. J’écoute d’une oreille distraite et laisse mon regard se promener sur l’assemblée.

Tant de caractères différents que seul le lien familial réunit, je trouve ça presque magique. Le petit John boude son assiette, il n’est pas fan des lentilles. Je me penche vers lui et propose un échange standard, étant donné que je ne me suis pas encore servie. Tout le monde sait que je préfère doser mes quantités moi-même, donc les assiettes ont toutes été honorées, sauf la mienne. Il accepte discrètement mon offre en louchant à droite et à gauche, sans penser que le sourire de deux kilomètres qu’il n’arrive pas à refréner risque de tout faire capoter.

– Maman, tu fais quoi là au juste ? pouffe Elena qui est à ma droite. Tu vas te faire taper sur les doigts par son père !

Je finis de poser l’assiette de John devant moi et n’ai pas le temps de me faire remonter les bretelles par mon gendre que le sujet qui devait inévitablement être mis sur le tapis est lancé par Yvan, visiblement fier de lui et de ce qui se profile :

– Alors Jacqueline, on fait des misères à ses collègues d’amicale ? C’est pas joli-joli ce qu’on m’a raconté…

Tout le monde se tourne vers moi, certains la main en pause devant leur bouche, d’autres interrompant une discussion. Mon beau-fils a parlé suffisamment fort pour qu’aucun n’en loupe une miette.

– Je n’ai fait de misère à personne, j’essaie juste d’éviter qu’il y ait des magouilles dans les votes organisés au club.

Je vois bien que l’idée de suffrages frelatés dans le cadre d’une association du 3ème âge amuse beaucoup mon auditoire. Cette réaction ne me vexe pas, même si elle me peine, je dois bien l’avouer. Alors je décide de ne pas m’en formaliser et continue, sans me démonter ni adapter mon vocabulaire aux oreilles chastes :

– Vous trouvez ça normal, vous, que ce soit les dirigeants, mâles bien entendu, qui décident de leur côté où ils veulent se rendre pour aller baiser de l’autochtone en trafiquant les bulletins pour y parvenir ?

Objectif atteint : des exclamations outragées mêlées à des rires juvéniles forment une jolie musique à mes oreilles. Mais quand diable va-t-on me lâcher un peu les baskets ? Me laisser organiser ma vie et agir comme je l’entends ?


Chapitre 8 – Qui a la plus grosse

Les réactions se calment doucement alors que je trifouille de ma fourchette les lentilles de John, réfléchissant à cette mode qui semble avoir conquis tout le monde : l’infantilisation de la personne âgée et la défense implicite du droit patriarcal. Je refrène mes velléités de révolte. Ce n’est ni l’endroit, ni le moment. L’épisode de la veille au club m’a suffisamment éprouvée. Je réserve les réparties cinglantes qui enflent dans mon ciboulot pour une occasion plus adaptée.

Laureline prend la parole et détend l’atmosphère en racontant les péripéties de sa professeure de français, qui s’évertue tant bien que mal à préparer la jeune génération à l’épreuve du bac qui approche. La pauvre bonne femme morfle avec cette classe de dégénérés dans laquelle mon étoile évolue.

Leur dernier coup pendable ? Un petit papier qui passe de main en main pendant le bac blanc, destiné à être récupéré par la professeure qui le prend pour une antisèche, alors qu’il s’avère être un vulgaire papelard sur lequel est écrit « bonjour ». Ils ne savent plus quoi inventer pour passer le temps. Ça fait beaucoup rire autour de la table. Manifestement, c’est une question de générations, car Micha et moi échangeons un regard dubitatif.

Le reste du repas se déroule tranquillement, chacun y allant de sa petite anecdote de la semaine, comme chaque vendredi. Ces dîners familiaux ont ce petit goût particulier du bien-être instantané. Ils peuvent parfois déraper, mais c’est rare. Je me souviens quand même de cette fois où David et Yvan avaient parlé déclarations d’impôts et tranches fiscales. Deux coqs dans une basse-cour de billets de banque. Pathétique.

Heureusement, mon Nicolas n’avait pas participé à ce jeu de « qui a la plus grosse ». Il les aurait battus tous les deux si on y avait joué dans son sens littéral de toute façon. J’ai changé ses couches, ne l’oublions pas et il a eu très longtemps la manie de se balader à poil partout dans la maison. Et le jardin. Les chiens – enfin, les chiennes, parce que Mikhaïl, je l’ai déjà dit, c’est pas son truc – ne font pas des chats. Sans oublier que j’ai vu les paquets des deux autres à la plage… Pathétique, comme je disais.

Alors que, goguenarde, je plains en pensée mes deux filles des engins de leurs maris, Micha se lève pour débarrasser le plat et préparer le dessert en cuisine. Ce soir, c’est son tour : banana split au menu. Les hommes le suivent instinctivement pour l’aider, nous laissant en comité féminin, Ariana, Elena, Laureline, Lilly et moi. Même John a levé son petit fessier pour les rejoindre.

Un silence gêné s’installe. J’observe mes deux filles échanger des regards d’encouragement, à prendre la parole je suppose. De leur côté, Laureline et Lilly les dévisagent, amusées de constater que leurs mères peuvent aussi être embarrassées à l’idée de parler.

– Maman, démarre Ariana, on voulait te parler de ce qui s’est passé hier, au club. Martine en a fait tout un pataquès à la mairie ce matin, tu es au courant ?

Et c’est reparti. Je ne réagis pas, le visage neutre et mon regard rivé au sien.

– Maman, ce qu’on veut dire, c’est qu’on s’inquiète pour toi, tu sais ? renchérit Elena.

Les adolescentes chuchotent dans leur coin. Je vendrais l’une de leur mère pour savoir ce qu’elles conspirent. Je tourne mon visage dénué d’expression vers ma seconde fille. Le silence s’épaissit, seulement ponctué par le gazouillis de Laureline et Lilly, qui ne font même plus attention à nous. Je respire profondément, comme la sophrologue me l’a appris, et j’organise mes pensées, qui oscillent entre un joyeux « lâchez-moi les miches » et un enjoué « foutez-moi la paix ».

Je n’ai pas le temps de choisir, Laureline intervient :

– Maman, tata Lena, avec Lilly, on pense que Mamine sait très bien ce qu’elle fait. Y’a qu’à voir comment elle se laisse pas faire quand elle voit quelqu’un tricher ! Pareil pour Martine, tata, tu savais qu’elle avait humilié John au cours de peinture qu’elle donne en extra-scolaire à la primaire ?

– C’est le karma, ajoute la sœur de l’intéressé. Mamine, c’est la main de l’univers qui règle ses comptes.

Je ne peux pas m’empêcher de rire. Ces deux chipies préparaient ma défense avec leur messes basses. Laureline ne voulait-elle pas devenir, comme sa mère, responsable d’association qui agit pour les démunis ? Et Lilly… avocate, je crois. La preuve est faite.

– Les enfants, c’est pas aussi simple, tente Ariana face aux deux gamines dont les minois se renfrognent instantanément. Vous savez, il y a des…

– Ce que vos mamans essaient de vous expliquer, mes bambines, c’est qu’il y a des choses qui sont mal vues, karma ou pas, comme vomir sur les gens, par exemple. Elles doivent penser que nous sommes assez sottes pour l’envisager comme habitude de vie, fais-je à l’attention de mes petites-filles avec un clin d’œil exagéré. Elles doivent l’être aussi, cela dit, pour croire que j’ai sciemment déversé le contenu de mon estomac sur cette Martine de malheur.

Et, me retournant vers mes filles, d’un air blasé :

– Mes anges, de la part de vos maris… mais vous ? Je sais très bien ce que je fais et ce que j’ai le droit de faire. Je vous annonce d’ailleurs que je compte court-circuiter le voyage de ces vieux ploucs libidineux. J’ai pris contact avec un agent de réservation ce matin, il travaille sur une proposition.

Sur ces jolis mots, je me lève pour prendre congé, éreintée par la pression que ma progéniture me met. Je lance à la cantonade, avec un sourire plus appuyé pour mes bambines :

– Passez une belle fin de soirée les filles, je vais reposer mes tripes incontinentes. On se voit la semaine prochaine mes amours…

Je passe à côté de la cuisine, d’où me parvient la conversation en cours :

– …Mikhaïl, enfin ! C’est votre responsabilité ! s’exclame Yvan.

– Si je vous dis qu’elle s’est excusée et que moi, j’ai pas du tout envie d’y aller, à ce club !

– Ca, je le comprends, dit David à voix basse. Quand on voit les vieilles qui s’y trimballent ! J’en rencontre une bonne partie dans ma boutique, et j’ai du mal à croire que Jackie s’entende avec cette engeance blindée qui pense qu’à s’offrir la plus grosse pierre…

– C’est pas le sujet David, rétorque Yvan. Nicolas, dis quelque chose, je t’en prie ! Explique-leur que ta mère et ses copines ont dépassé les bornes ! Martine et toute une meute de mamys en colère ont voulu porter plainte à la mairie, ce matin. Elles parlaient de révolution et d’arabe en furie. Je peux te dire que…

– Yvan, tu peux me dire ce que tu veux, maman est tout à fait saine d’esprit et si elle a pris ces dispositions-là, c’est qu’elles étaient nécessaires à ses yeux, affirme Nicolas d’un ton sans appel. Papa, on est bon, tout est prêt ?

Micha se fait coiffer au poteau par le petit John qui sort de la cuisine :

– Mamine ! T’es la meilleure espionne au monde, on t’a pas entendue ! s’esclaffe ma petite étoile.

– La meilleure espionne, et la plus folle des mamys d’après ce qu’on dit, mais c’est comme ça qu’on m’aime, hein, mon garçon ? lui dis-je avec plein d’amour dans la voix et un baiser sur sa joue.

– Ben tiens ! Tu serais pas notre Mamine, sinon !


Chapitre 9 – Un diable habillé en beatnik

Maracujà – notre paraguayenne préférée – retire le blender de son socle et se radine vers nous avec son nectar ensoleillé. Elle chaloupe son corps devant Louise qui porte ses sempiternelles lunettes de soleil multi-saisons et multi-horaires. La taciturne septuagénaire ne bronche pas, confortablement installée dans son rocking-chair fétiche, ses deux mains se chevauchant sur le pommeau de sa canne, tenue bien droite entre ses jambes. Louise, dans toute sa splendeur, quoi.

Mara, comme on l’appelle, pousse doucement la chaise à bascule du pied avant de repartir en riant à pleine gorge. Elle adore chercher Louise, même si celle-ci ne réagit pas souvent à ses provocations puériles. Comme ce soir, d’ailleurs : Pitt, impassible, continue à fixer un point précis en face d’elle. C’est ce qui a poussé Maracujà à placer le fauteuil préféré de notre amie renfermée contre le seul mur sans fenêtre de la pièce. Au moins, le programme de Pitt change au gré des passants.

— Allez, racontez-moi tout mes chéries ! encourage Maracujà lorsqu’elle enfouit son popotin dans le moelleux du canapé king size en suédine orange foncé.

— Ouais, balance, JFK, m’interpelle Teresa pour se débarrasser de la patate chaude et aller farfouiller les CD de Mara. Tu sauras mieux dire que nous…

— Mieux raconter, la reprends-je sans y faire attention. Par où commencer…

Je cherche mes mots durant quelques secondes, le temps pour Teresa de lancer en aléatoire la compil Reservoir Rock que l’on aime beaucoup pour nos soirées filles. Mara l’a trouvée chez le dernier disquaire de la ville avant qu’il ne ferme définitivement ses portes. C’est une pépite !

L’amérindienne remplit nos verres pendant que je développe les faits, essayant de rester objective. Je sirote mon cocktail passion dès que je ressens le besoin de reprendre le fil de mes pensées. Arrivée au moment crucial du vomito sur Martine, je mime le fait en envoyant le petit palmier brillant, qui ne sert à rien à part me chatouiller le nez à la moindre occasion, sur les genoux de Louise, laquelle esquisse un sourire. Je ne sais pas si c’est mon état d’énervement ou le fait de repenser à l’ancienne du club relookée par mes soins qui l’amuse, mais la voir ainsi me détend.

J’achève mon rapport en même temps que les Guns N’ Roses terminent You could be mine. Elle pense qu’on ne l’a pas vue, mais Louise a tapé du pied tout au long de la chanson. Je crois qu’elle est secrètement amoureuse d’Axl depuis qu’elle est tombée sur un de leurs concerts à la télé, il y a vingt ans de ça. Je note dans mon carnet intérieur de lui montrer une photo du type un peu défait qu’il est devenu. Et de lui faire découvrir ce qu’est un mec, un vrai, en regardant Permis de tuer avec elle.

— OK, OK. Je vois, médite Maracujà avant de finir bruyamment son verre à la paille. Vous avez fait fort les kuñas !

— T’aurais dû voir Feiza, elle était prodigieuse ! s’enthousiasme Teresa, ce qui déclenche aussitôt l’hilarité de Mara.

— Ah c’est sûr que je donnerais beaucoup pour voir notre féline tunisienne sortir les griffes comme vous le décrivez ! renchérit la paraguayenne. Bon, des retours de bâtons à craindre ?

— J’ai pris pour vous, les filles. Mes enfants sont venus manger vendredi dernier et devinez qui m’est tombé dessus ? dis-je en levant mon verre vide.

— Y-vaaaaan ! répondent Cal, Pitt et Mara en cœur.

Notre hôtesse repart vers le coin cuisine pour lancer une nouvelle tournée du cocktail fruité dont elle a le secret. Teresa monte le volume pour couvrir les bruits du blender qui tourne à plein régime. Je m’étire dans le coin du canapé et laisse mes pensées vagabonder en observant mes amies. Elles sont incroyables. Et loyales.

On en a fait, des vendettas du 3ème âge, pour faire respecter les droits de chacune. Comme cette fois où on a débarqué dans le bureau de l’assistance sociale qui tardait à s’occuper du dossier de Louise. Pitt attendait le rappel de son allocation, sa seule source de revenu, et l’expulsion la guettait. Je crois que la pauvre employée se souviendra longtemps de ces trois vieilles en soutifs qui ont littéralement dansé la gigue autour de son bureau. Mara avait même osé le topless, cette furie ! Au moins, les choses avaient bougé : depuis, Louise était tranquille, il faut bien l’admettre. On avait attendu la visite des poulets pendant un bon moment, mais rien.

Le déhanché de Mara sur Hippy Hippy Shake de Big Soul me fait rire avec tendresse. Je montre du doigt la scène à Teresa, ce qui la fait rigoler encore plus fort que moi.

— Chauffe Mara ! Chauffe ! lui crie-t-elle par-dessus la musique.

La paraguayenne se retourne sur le solo et enchaîne une prestation d’air guitar pas piquée des hannetons. Cal et moi rions de plus belle. Impossible de nous arrêter, jusqu’à la fuite.

— Et merde ! parviens-je à articuler au milieu du brouhaha ambiant. J’lai pas vu venir celle-là ! Elle est partie toute seule !

Nous finissons toutes les trois enlacées comme des gamines, nous esclaffant devant une Louise souriant de toute son absence de dents, mais toujours parfaitement immobile.

— Je crois que JFK a fait couler son nectar doré personnel, arrive à placer Teresa entre deux éclats, nous fournissant un motif pour continuer à nous taper les cuisses de rire, malgré la grande solitude que l’on pourrait imaginer dans une telle situation.

A nos âges, on apprend à dédramatiser ces plans à deux balles que la nature, dans sa grande mansuétude, choisit de nous faire expérimenter.

Après un tour aux toilettes pour vérifier les dégâts, minimes, et me rafraîchir grâce au change discret que j’ai toujours dans mon sac à main, je retourne dans le salon pile au bon moment. Reverend Black Grape retentit et la foule est en délire : Cal et Mara sont dos à dos, prêtes à faire les chœurs et mimant l’harmonica du début. Je grimpe le son de quelques chiffres, la petite maison de Maracujà étant isolée à la campagne, aucun risque de déranger qui que ce soit.

Ça fait quelque temps maintenant que ce morceau est un classique de pétage de durite complet. Une occasion de nous défouler entre potes, et de relâcher les pressions sociales que l’on trimballe malgré nous le reste du temps. Un bonheur divin qui dure un peu plus de cinq minutes pour une euphorie de plusieurs jours ensuite.

Les dernières notes évaporées dans la chaleur de la pièce, nous nous asseyons avec nos verres de nouveau pleins, essoufflées, mais heureuses. Nos joues rosies font plaisir à voir. Lorsque nos regards se croisent, de larges sourires envahissent nos visages. Même Pitt a l’air jovial.

— Alors… on se le fait notre voyage à quatre ? lance Maracujà qui peine à reprendre sa respiration. On se le dit depuis quand ? Pour les Maldives, c’est ça ?

— Ouais, Maldives ou Fidji… je crois… intervient Teresa, pensive.

— Euh… quelqu’un a gagné au loto et je le sais pas ? fais-je sincèrement étonnée.

— T’as raison, répond Mara en aspirant une grande quantité de cocktail qui fait descendre vertigineusement le niveau de son verre. On va partir quelque part où on peut profiter sans se mettre la rate au court bouillon.


Chapitre 10 – Un diable habillé en beatnik

Ludwig ajuste son pupitre et nous démarrons les vocalises de l’atelier chorale auquel Teresa et moi participons. Louise est là aussi, officiant en mascotte de notre assemblée, évidemment. Assise dans un coin de la salle dans laquelle les chaises sont toutes alignées contre un mur, elle préside l’activité de sa prestance habituelle, en mode « me brisez pas les noix ».

— Allez, les filles, nous encourage l’animateur, on recommence.

Une troupe de mamys chauffent leurs cordes vocales avec plus ou moins de réussite, il faut bien le dire. À l’issue de l’exercice, le grand chevelu nous fait écouter le morceau dont il a pris soin d’imprimer les paroles et la partition de piano pour celles qui voudraient pousser le vice à essayer de s’accompagner. Chacune récupère une feuille dans un bruissement de papier et de cancaneries inévitables quand on regroupe quinze femelles ensemble.

Je reprends place à côté de Teresa, qui est déjà plongée dans sa lecture. De mon côté, j’avais pris les devants : lorsque Ludwig nous avait parlé du titre qu’il souhaitait nous faire travailler le cours suivant, j’avais demandé à Laureline de m’aider à déchiffrer l’anglais des mots auxquels je ne pigeais que dalle. Ce n’était pas évident, mais j’ai réussi à tous les prononcer. En tout cas, la phonétique semblait convenable aux oreilles de ma petite-fille bilingue. Pas folle la guêpe ! Je n’allais quand même pas me taper la honte devant tout le monde. Je préfère me marrer avec Louise en entendant les autres patauger dans la semoule, merci bien.

Ça ne loupe pas. Les premières lectures sont atroces. Même Ludwig n’arrive pas à se retenir et cache ses moqueries derrière ses cheveux longs. Enfin, il devait bien s’y attendre, le goujat. Proposer un morceau de Coldplay à des vieilles qui n’ont pour la plupart pas dépassé le niveau du certificat d’études ! Ambitieux, non ?

La cacophonie de la musique forte et des voix féminines qui essaient tant bien que mal de se caler sur le chanteur achève Louise, qui hurle littéralement de rire, telle une louve à la pleine lune, ajoutant au désordre ambiant. Je la regarde fixement en m’interrogeant sur sa santé mentale et décide finalement que sa mère n’a jamais dû lui apprendre la retenue. Connaissant Pitt et son caractère de… c’est d’ailleurs plus que probable. Elle ne l’ouvre pas souvent, mais quand c’est pour se taper une bonne tranche de rigolade, là, il y a du monde !

L’animateur coupe le son du lecteur branché sur haut-parleur.

— Mesdames, on va y aller en douceur, hein ? nous fait-il de son sourire charmeur.

Ce Ludwig est un diable habillé en beatnik. Ses yeux noirs et envoûtants, ses cheveux épais et brillants, sa haute stature… pas étonnant qu’il obtienne le silence en une nanoseconde. Oui, parce que Gaël le photographe n’essaie plus et Dorothée nous laisse pérorer comme bon nous semble. Le professeur de chant, lui, attire l’attention des vieilles en mal de mâle que nous sommes. Et les inscriptions.

L’atelier a affiché complet dès que le bonhomme avait montré son minois, alors que personne n’avait envie de pousser la chansonnette avant la réunion d’information durant laquelle les différents animateurs étaient présentés. Même combat que pour les hommes et le cours de cuisine de Dorothée ! Sauf qu’ici, on travaille vraiment, nous. On ne s’est pas inscrit sur un coup de tête pour abandonner la séance suivante. Pour rien au monde on n’aurait loupé le petit déhanché du parfait fessier masculin.

Trente yeux sont rivés sur sa bouche sensuelle et attendent les instructions. Même Louise a son visage tourné vers lui. Elle n’en perd pas une miette, la garce. Et sans participer, Mademoiselle, bien sûr. Heureusement que c’est mon amie, sinon je n’aurais pas partagé gratuitement comme ça et l’aurait fait déguerpir, et fissa.

— Vous allez répéter après moi, d’accord ? Tout le monde a ses paroles ?

— Ouiii, Ludwiiig, répondons-nous dans un chœur parfait.

Un sourire irrésistible éclaire son visage sur lequel une barbe de trois jours ajoute un petit côté Clint Eastwood qui n’est pas pour me déplaire.

— C’est parti les filles ! Oh, angel sent from up above…

Et là, c’est la catastrophe. Personne ne démarre en même temps, et forcément, tout le monde finit en décalé. Impossible de savoir si chaque participante a prononcé les mots correctement. Ludwig ferme les yeux dans une patience infinie, puis nous invite, par nos prénoms s’il vous plaît, à répéter chacune notre tour. Je regarde ma feuille de paroles et compte le nombre de lignes. Plus de vingt-cinq… On n’est pas rendu.

La brochette des femmes de militaires à la retraite passée – elles sont au moins sept – c’est à Teresa et moi. Cal se débrouille comme elle peut, charmante comme toujours, avec son petit air à ne pas y toucher, minaudant juste ce qu’il faut pour emmagasiner un maximum de risettes de la part de notre animateur. Puis vient mon tour. C’est idiot, mais j’ai le palpitant qui turbine à mille à l’heure. J’inspire profondément, comme si je jouais ma vie sur cette phrase de six mots, puis me lance :

— Oh, angèle sept frome heup abov-euh.

C’est l’hilarité de Pitt qui me ramène à la réalité du moment. J’ai dit ces horreurs, moi ?

— Attendez Ludwig, je réessaie ! reprends-je en bégayant légèrement. Oh, angel sept from heup above.

— C’est parfait, ment l’animateur avec un regard rieur.

Tu penses qu’on doit bien le faire marrer, le saligaud. Mais je lui pardonne déjà grâce au clin d’œil  qu’il m’adresse avant de passer à Colette qui trépigne à côté de moi.

En une heure, nous avons réussi à toutes lire et relire les paroles, sans plus faire aucune faute de prononciation, ou presque. C’est un sacré tour de force de la part de Ludwig, mine de rien. Je décide de le féliciter à la fin du cours.

— Merci beaucoup pour le temps que vous avez consacré à nous apprendre le texte, c’était pas une mince affaire ! lui dis-je, des étoiles plein les yeux.

Il part d’un petit rire léger à faire fondre n’importe qui tout en rangeant son matériel.

— C’est normal Jackie, c’est normal. À la semaine prochaine ? fait-il en me touchant l’épaule.

Je reste médusée par ce contact inattendu, à tel point que j’en oublie de lui répondre. Teresa me bouscule légèrement, me sortant de ma rêverie – que je suis certaine de continuer cette nuit, au diable Paulo – et Louise ricane en nous rejoignant à pas lents. Cal dégaine son téléphone qui vibre encore dans sa main.

— C’est Mara, nous informe-t-elle avant de décrocher. Salut ! Oui, ça va et toi ?

S’ensuit un long monologue de notre Amérindienne qui donne le sourire à Teresa, laquelle acquiesce de temps à autre. Plutôt prometteur donc. Lorsque Cal met fin à la communication, elle tourne vers nous un faciès lumineux.

— Mara a une copine qui a un cousin dont la femme travaille dans une galerie marchande où se trouve une agence de voyages, nous débite-t-elle d’une traite, satisfaite de sa sortie.

Louise et moi attendons une ou deux dizaines de secondes que Cal complète sa phrase. Mais comme elle ne semble pas décidée à le faire, totalement plongée dans ses pensées, je la presse du coude, moins gentiment qu’elle a pu le faire tout à l’heure à mon égard.

— L’île Maurice, les filles ! L’île Maurice ! crie-t-elle en sautillant sur place.


Chapitre 11 – Des couleuvres à lui faire avaler

Le feu dans la cheminée crépite avec force. J’aime particulièrement ce bruit qui me ramène à des moments de bien-être absolu. Nos soirées câlines au pied de l’âtre, les pauses lectures dans mon fauteuil qui fait face au foyer, mes méditations hivernales…

Je m’installe près de Mikhaïl qui m’attend sur le plaid en peau de mouton posé au sol, uniquement vêtu d’un caleçon. C’est le signal d’un rapprochement imminent. Je compte sur mes doigts pour me remémorer le dernier en date. Je vais jusqu’à six. Six semaines. Je peux bien faire un effort, d’autant que ça me titille bien aussi, je crois.

Les nouvelles agréables des jours passés m’ont mise de bonne humeur et la bagatelle qui ne m’attire plus depuis des années a des airs de fête, aujourd’hui. J’observe mon Micha qui se fait tendre, sa main effleurant mon bras taché de son. Je souris et lui lance le regard lubrique qui a occupé mes soirées de jeune femme et ajouté du piment dans nos jeux de couple. Il rit en retour. J’aime cette simplicité dont il a toujours fait preuve dans les choses du sexe et de l’amour. Il n’y a pas à dire, c’est reposant un homme qui ne s’arrache pas les cheveux sur ses performances ou la fréquence de ses rapports.

Il s’agenouille derrière moi pour masser mes épaules au-dessus de mon débardeur pêche bordé de dentelle fuchsia. Ses mains délassent mes muscles contractés par l’excitation des projets en cours de validation. Avec Louise, Teresa et Maracujà, on aimerait profiter de la super offre faite par le copain du cousin de la tante de je ne sais plus qui, enfin bref, du contact qui propose trois semaines fin juillet à l’île Maurice pour 1 995 euros par personne, tout inclus. Le trajet, les navettes, la chambre, les boissons, les repas, les activités sur le resort, les assurances. Tout.

Il reste à motiver Mikhaïl et le mari de Teresa. Autant dire déplacer des montagnes vieilles de 10 000 ans. J’exagère à peine. Je prépare mes arguments, les passe en revue, les trie puis les hiérarchise, me rappelant que Cal opère la même manœuvre avec Sebastian, à quelques kilomètres de nous. Quand je me sens prête, je me lance :

— Micha, tu sais ce qui serait bien ?

— J’ai ma petite idée, répond-il d’un ton coquin en frottant son membre durci contre mon dos.

Je m’efforce de ne pas réagir vivement, même s’il m’agace à feindre de ne pas comprendre que je ne parle pas de ça. Je n’oublie pas qu’à nos âges, une occasion d’érection ne se gâche pas, mais j’ai des couleuvres à lui faire avaler, moi, avant d’envisager de gober son orvet.

— Mon chéri, message reçu cinq sur cinq, lui dis-je en tournant vers lui un visage malicieux. Mais avant ça, j’aimerais discuter de cet été…

Dans un grognement à peine retenu, Mikhaïl se laisse tomber à côté de moi pour plonger ses yeux dans les miens.

— Tu veux revenir sur cette histoire de voyage de l’amicale ? se contrarie-t-il.

— Non, Micha, ne parlons plus des choses qui fâchent, c’est une affaire réglée en ce qui me concerne. Je pensais plus à un séjour que l’on pourrait se faire sur mesure, pour une fois.

Il me regarde fixement, l’air intrigué par la dernière lubie à laquelle j’essaie de le faire adhérer.

— Développe… dit-il, sur ses gardes.

Je m’emploie à caresser ses frêles cuisses de poulet frit, expliquant à quel point la promotion présentée à Mara au cours de l’une de ses nombreuses discussions avec la multitude de gens qu’elle croise dans son quotidien, peut être intéressante.

— Ah, un plan de Maracujà… je vois…

Aïe. Ça sent le roussi. Forcément, Mikhaïl et Mara, ce n’est pas le grand amour. Compréhensible quand on sait que la délurée Maracujà a plaqué mari et carrière professionnelle prometteuse pour vivre sa passion du cheveu à plus de 60 ans, ce qui fait désordre sur un C.V., d’après mon époux. Et un vieux ronchon nanti qui n’a « jamais rien fait d’autre que de reprendre la boutique de papa-maman », dixit ma meilleure amie, ce n’est pas folichon non plus. Inutile d’aller plus loin dans l’explication, n’est-ce pas ?

— Un plan de Mara, peut-être, mais solide et surtout, tentant, Micha ! prends-je la peine d’insister. J’ai été récupérer les renseignements et les tarifs à l’agence de voyages, j’ai lu les conditions de vente, même les petites lignes, enfin j’ai tout verrouillé et ça peut être chouette comme destination entre amis !

— Ah parce qu’en plus on irait avec ta bande ? Mais bien sûr ! s’irrite Mikhaïl.

— Je ne comprends pas… tu serais bien parti avec nous en Autriche si je n’avais pas fait mon cirque, non ?

— Oui, tu as raison. Mais j’aurais eu mes collègues sur place, pendant que tu faisais la folle avec tes copines.

— Et Sebastian, il est transparent peut-être ?

Micha éclate d’un rire moqueur. Je ne m’attendais pas à la tournure que prend la conversation, alors j’écoute mon mari cracher sa Valda.

— Tu parles du type qui est sans cesse le nez dans son journal, qui fait trois heures de sieste par jour, ne sort de sa chambre que pour manger et se couche avec les poules ?

— Ben tu te sentirais moins seul, ne puis-je m’empêcher de répondre du tac au tac.

L’air surpris de Mikhaïl me fait aussitôt regretter mes mots. Je ne vais pas obtenir ce que je désire de cette manière. Je me rapproche et entreprends de peloter l’entrejambe de mon mari, avec tact et dextérité. Il se détend, ce qui est plutôt bon signe, alors je tente le tout pour le tout :

— Ce que je veux dire, mon Micha, c’est que tu as quand même quelques points communs avec Seb, et puis… il y a toujours moyen de faire connaissance sur place, tu sais ? fais-je en sortant son sexe marqué par les années, qui se dresse néanmoins devant mes yeux, tout fier de sa prouesse. Et il y a un accès sans limite au spa…

C’est mon avant-dernière cartouche. Le jacuzzi, la piscine chauffée, le hammam, le sauna, les masseuses… c’est le péché mignon de Micha. Je le sens hésiter. Très brièvement. Trop.

— Non, j’ai pas envie de partir trois semaines, trop long. Ça nous coûterait un rein cette histoire ! s’énerve-t-il un peu plus.

Tout en continuant à faire savamment coulisser ma main, j’ajoute rapidement, d’un ton suave qui ne s’accorde pas vraiment à mes propos :

— Ça va surtout nous sortir de notre train-train, mon chéri. Et puis, c’est un hôtel uniquement réservé aux adultes… aucun enfant dans le resort…

Là, je joue le tout pour le tout. Je n’ai plus rien dans ma besace pour inciter mon ours à mettre le nez hors de sa caverne. Je peux entendre les rouages dans sa tête obtuse. Lorsqu’il prend la parole, je devine déjà ce qu’il va me dire :

— Non, j’ai vraiment pas envie de partir au bout du monde. Tu sais que c’est pas mon truc, ajoute-t-il en ponctuant ses phrases de longs soupirs de satisfaction. T’as qu’à y aller toi, avec tes copines, ça te fera du bien, complète-t-il à voix basse, en fermant les yeux.

Sur ces ultimes paroles, je l’entends râler de plaisir, puis sens le résultat de mon expertise sur mes mains. Double victoire.

— Je t’aime, ma Jackie, me souffle-t-il en se lovant contre moi.


Chapitre 12 – Et blablabla, et blablabla

Je me sers un thé pour tenir compagnie à Mikhaïl qui prend tranquillement son petit-déjeuner dans la cuisine. Une Aretha Franklin dynamique entonne le refrain de Think, m’obligeant à la rejoindre dès la deuxième phrase :

— Think about what you’re trying to do to me !

C’est le regard fatigué de Micha par-dessus son bol de chicorée, associé au « téléphone » qu’il me balance d’une voix désabusée, qui me rappelle qu’au lieu de m’époumoner joyeusement, je devrais me mettre en chasse de l’objet mentionné. Il s’agit en fait de ma sonnerie de portable, mais j’ai tendance à l’oublier. Non, ce n’est pas Alzheimer, c’est juste le pouvoir démesuré que cette chanteuse a sur moi.

— Oh, désolée mon chéri, dis-je sincèrement contrite. Promis, je change de mélodie…

Je lui fais le coup à chaque fois, ou presque. Lorsqu’Aretha envoie cette énergie presque animale, je n’y peux rien, c’est incontrôlable, j’y réponds immédiatement. Elle, et certains autres artistes. Bon, d’accord, beaucoup d’autres. Je suis sûre de trouver un morceau exotique ou hispanisant intégré au téléphone, ça permettra aux oreilles de Mikhaïl de rester tranquilles quand je reçois un appel. Ce sera toujours ça de gagné pour lui, je ne peux pas m’engager davantage. Je me réserve le droit de chanter à tue-tête lorsqu’elle passe à la radio ou que je mets son best of sur la platine du salon.

Mince, il croira que je le fais exprès, mais impossible de poser la main dessus. Et promis, ce n’est pas pour aller au bout de la musique, même si je fredonne jusqu’à la dernière parole entendue. Une énorme vibration indique que le téléphone est collé à une paroi que je connais bien. J’ai fini par identifier ce bruit, qui est devenu un grand classique à la maison. Tout en remettant les coussins du canapé en ordre, je réfléchis à la raison qui expliquerait pourquoi je ne cherche pas directement à l’endroit concerné dès le départ… C’est vrai, c’est une question existentielle !

— Il est dans la chaaambre ! chantonné-je en repassant à petits pas rapides devant la porte ouverte de la cuisine, j’y vaiiis !

Bingo ! Le mobile a encore glissé à côté de la table de chevet et vibré contre les montants métalliques de notre lit. Je me contorsionne pour le récupérer sans avoir à bouger les meubles, puis découvre que Teresa m’a laissé un message. Elle souhaite que je la rappelle. Le ton de sa voix indique qu’elle n’a a priori pas eu plus de chance que moi. J’espère me tromper lorsque je cherche son contact sur le téléphone, mais le timbre avec lequel elle répond à la seconde sonnerie est éloquent.

— On n’a pas les moyens d’un tel voyage, singe-t-elle dans la foulée de son bonjour. On n’a qu’à partir avec l’amicale, c’est quand même 1 000 euros de moins. Et blablabla, et blablabla…

Je l’interromps pour demander :

— Il n’a rien voulu savoir ? Je croyais que vous aviez récupéré les fonds de la vente de la maison de sa mère ?

— Ben oui ! C’est pour ça que j’ai insisté… mais non, monsieur le rapiat préfère, je le cite, « qu’on ne change pas une équipe qui gagne » !

— Cal, calme-toi, on trouvera une solution…

— Si tu le dis… alors de ton côté, c’est tout bon ? Il vient ? me dit-elle, une légère déception dans la voix.

— Non, rassure-toi, il n’a pas été plus conciliant que Seb. Mais…

— Oui ? vas-y, Jackie ! me presse Teresa.

— Il n’est pas contre que je fasse ce voyage seule. Enfin, avec vous !

Le silence au bout du fil est difficile à interpréter. Est-elle contente ou désappointée ?

— Teresa ?

— Oui, oui, je réfléchis… je ne vois pas comment faire…

— On se retrouve bien ce soir ? Sebastian a toujours son match de foot avec les garçons ?

J’espère ne pas me tromper. Mes péripéties téléphoniques invitent invariablement quelques inquiétudes au sujet de ma mémoire folle. Même si elle amuse mes enfants par moments, personnellement, je me passerais bien des quiproquos qu’elle peut parfois engendrer.

— Bien sûr ! J’ai déjà cuisiné les tapas et les mignardises. On va s’en mettre plein la panse !

— Alors on en parle avec les filles ce soir, d’accord ? fais-je tout en étant soulagée que ma tête tienne la barre pour ce qui est important.

Je raccroche rapidement et me prépare pour la journée. Nous trouverons les solutions : ce voyage, nous allons le faire et nous allons le faire à quatre. Parce que j’en ai envie et que je l’ai décidé. Non mais.

J’arrive chez Teresa vers 20 heures, la nuit tombe déjà en ce début avril. Les jours commencent à s’adoucir, mais la chaleur n’est pas encore au rendez-vous. Je patiente en me dandinant d’un pied sur l’autre pour tenter de me réchauffer, attendant que la maîtresse des lieux daigne m’ouvrir. C’est malin d’avoir oublié la veste de mi-saison. C’est « en avril, ne te découvre pas d’un fil », le dicton ? Je m’engueule toute seule de ce manque de jugeote.

— Ah ben c’est pas trop tôt, dis-je à Maracujà qui m’accueille avec un sourire éblouissant.

— Ma Jackie, t’es fâchée ? roucoule mon amie paraguayenne en glissant le long du couloir qui mène à la salle à manger.

— Non, oui… enfin, je sais pas. Non, juste un peu trop excitée par les derniers événements, je pense.

J’embrasse Louise, que Mara a véhiculée jusqu’ici, puis Teresa, qui semble lasse. Je l’encourage à se confier :

— Dure journée ?

— Un peu, mon neveu… Sebastian veut pas en démordre…

Je ne perds pas une seconde et passe à l’attaque en dévoilant mon plan de financement bien ficelé pour réussir à voyager toutes les quatre. Sans exception. Même Louise, qui n’a aucun moyen de partir plus loin que le chef-lieu de notre département. Et encore, pour râler auprès de l’administration, sinon ce n’est pas rentable selon elle.

— Joliiii ! siffle Maracujà, ébahie par mon analyse. Ma cagnotte post-divorce doit bien servir à quelque chose, tu as raison ! Cal, c’est bon pour toi ?

Teresa a écouté mon exposé sans broncher et en reste muette, les larmes aux yeux. Je commence à m’inquiéter : c’est certes la plus émotive du lot, mais ses silences sont rarement de bon augure.

— Je suis tellement touchée, finit-elle par lâcher avec un sanglot, avant de se précipiter dans mes bras. Merci beaucoup Jackie…

— Ben c’est normal, on va pas se mettre la rate au court-bouillon pour des histoires de flouze !

— D’accord, mais on fait une reconnaissance de dette et tout, et tout, hein. J’aimerais que ce soit réglo.

— Tout ce que tu voudras ! lui réponds-je avec joie en l’embrassant à mon tour.

On se retourne vers Louise afin d’obtenir son accord. Ça ne doit pas être évident d’être entretenu par quelqu’un, alors se faire payer un voyage tout compris par trois amies, ça ne peut être que triplement plus compliqué à digérer. Mais on parle de Pitt, là, et ce n’est pas n’importe qui. Tout ce qui sort de l’ordinaire, elle adore. Ça ne loupe pas : elle lève ses deux pouces en souriant.

— Trinquons à cette bonne nouvelle ! s’exclame Teresa en servant le contenu de la cruche préparée par Mara dans des verres à cocktail .

Le liquide doré ne fait pas long feu, accompagnant nos fantasmes les plus fous au sujet du séjour à venir.


Chapitre 13 – Un bel oeuf de pigeon

Au fond de la galerie commerciale, une vitrine de magasin me renvoie notre reflet. Quatre mamys en goguette. Une noire habillée en madras lumineux, une petite tassée qui se déplace avec sa canne, une latine en turban bleu électrique et à la démarche enjouée, et puis… moi. En guise d’occupation festive du jour, nous nous rendons à l’agence de voyages du père de la tante du frère de… enfin, du contact qui nous fait une très belle promotion sur le séjour que nous convoitons.

Arrivées à la boutique, nous nous extasions devant la formidable décoration. Un énorme globe terrestre est accroché au plafond et un avion en fait le tour grâce à un mécanisme invisible. Louise en garde la tête en l’air, une main appuyée sur son dos pour contrebalancer sa position. Elle est rigolote, ainsi postée à l’entrée du magasin. Nous décidons de la laisser admirer la suspension tout son saoul et nous avançons vers le petit bureau planqué au fond de la pièce.

Une multitude de luxurieuses plantes exotiques aux couleurs chaudes sont installées aux quatre coins de la boutique, ainsi que contre les deux murs latéraux. Une véritable allée verdoyante qui ne peut que donner envie de partir sous des cieux tropicaux. Un ou deux animaux empaillés viennent ternir cet ensemble paradisiaque. Je trouve ça du plus mauvais goût et le regard échangé avec Teresa me confirme que je ne suis pas la seule à le penser. Maracujà est déjà installée au bureau derrière lequel un homme d’une trentaine d’années, absolument charmant, nous reluque avec un grand sourire avenant.

Châtain clair, les yeux bleus, les traits fins, c’est une véritable gravure de mode. Mes prunelles sont rivées à lui le temps que je me coule aux côtés de mon amie chatoyante dans son boubou du jour. Je m’assieds sur la chaise du milieu et Teresa prend place sur la dernière disponible, à ma gauche. On se retourne toutes les trois vers l’entrée du magasin pour constater que Louise est toujours subjuguée par l’avion qui opère ses rotations mécaniques. Nous partageons un petit rire tendre avant de poursuivre avec le séduisant commercial.

— Bonjour jeune homme, commence Mara, nous sommes là pour la promotion sur l’île Maurice.

— Oui, on m’a parlé de vous, répond l’agent avec une expression amusée.

Ça ne loupe pas, on glousse comme des dindes, hypnotisées par son indéniable charisme.

— Alors, on part sur combien de personnes ? reprend-il en embrassant notre groupe du regard. Quatre ?

— C’est ça ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer à la place de Maracujà. Quatre dames, Monsieur…

Je cherche une plaque avec son nom sur le petit bureau de chêne derrière lequel le jeune homme officie. Il semblerait que ce genre de détails n’existe plus de nos jours. Mon regard ne détecte qu’une tasse de café à moitié remplie et dont les bords marron témoignent d’un usage intensif, trois piles de papiers ordonnées et un pot à crayon avec une cargaison de stylos publicitaires. Sans oublier l’ordinateur sur lequel notre interlocuteur tapote déjà des informations que lui seul connaît.

— Laymeric. Mais ce sera Jonathan pour vous, m’enjoint-il avec un clin d’œil qui me fait fondre et battre des paupières. Quatre… jolies… femmes… dit-il lentement en scrutant son écran.

Y’a pas, il sait y faire. Son visage ne laisse aucun doute sur sa réelle intention, le petit sourire satisfait l’indique, mais nous succombons à cette vile flatterie. On savoure chaque manifestation d’intérêt du sexe opposé quand on dépasse les sept décennies, qu’il soit motivé par des ambitions mercantiles ou non. C’est un fait. Nous gloussons à nouveau comme des volatiles. C’est ça qu’il devrait écrire sur son ordinateur, quatre belles volailles, me dis-je intérieurement, ce qui me fait rire de plus belle. Je tente de reprendre mon sérieux pour suivre au mieux la conversation.

— Très bien, alors commençons par le type de séjour que vous recherchez, démarre-t-il l’entretien au sujet de notre voyage sur mesure.

Une fois listées toutes les données de base à partir du devis que j’avais récupéré quelques jours auparavant – les différentes formules, le lieu précis, les activités – le jeune homme nous indique la meilleure période pour partir afin de ne pas subir plusieurs jours de pluie consécutifs. Et que les trois semaines entrent dans le budget imposé. Sa tâche est facilitée par notre silence révérencieux, subjuguées que nous sommes par son talent inné du commerce. Ou par ses fossettes craquantes. Ou les deux.

— Très bien mesdames, nous allons pouvoir passer aux choses sérieuses, nous lance-t-il de toutes ses dents blanches.

Sans y pouvoir grand-chose, mon cœur se met à battre la chamade, comme une collégienne. Je crois qu’avec quarante ans de moins, ou même vingt, j’aurais bien flirté un peu avec ce bel éphèbe. J’entends soudain que Mara ne s’en prive pas ! D’accord, elle a trois ans de moins que moi, mais quand même ! La voilà qui minaude, en plus ! Je n’en reviens pas et me retourne vers elle pour observer son manège.

— Voici mon passeport, susurre-t-elle à grand renfort de battements de cils, déplaçant lentement de son index la pièce d’identité sur la surface libre du bureau.

Ses ongles parfaitement manucurés en bleu canard tapotent la couverture de cuir bordeaux. Le contraste est saisissant et Jonathan comme moi ne pouvons détourner notre regard du mouvement aguicheur.

— Mon passeport ! crie Teresa, nous sortant de la transe créée par l’Amérindienne. J’en ai pas !

Elle est affolée, se lève d’un bond et renverse l’une des tours en papier installée sur le bureau de Jonathan, qui se précipite pour ramasser ses précieux dossiers, cognant sa tête contre celle de Cal qui s’est elle aussi baissée afin de réparer sa bévue. Ils tombent tous les deux sur les fesses, sonnés par leur violente rencontre. Louise éclate de rire derrière nous, ce qui arrive trop rarement pour ne pas nous arrêter quelques secondes dans notre élan secouriste, Mara et moi. Après être venus à la rescousse des blessés, nous la découvrons en train de regarder la scène complètement hilare : pas de doute, elle se moque bien des étourdis.

— Ça va, ça va, fait l’agent de voyage un peu agacé par les évènements, mais juste ce qu’il faut pour ne pas paraître antipathique.

Je relève Teresa qui est encore dans la lune, une main sur son front. Un bel œuf de pigeon commence à apparaître sur le coin droit, tendant ses rides d’une manière comique. Je me retourne vers Jonathan, dont le menton est tuméfié, et que Maracujà est déjà en train de redresser avec moult encouragements. Mes yeux s’arrondissent quand je la surprends à tapoter toutes les parties du corps du jeune homme, et ce jusqu’au fessier. Lorsqu’elle croise mon regard, elle tire malicieusement la langue.

— Mara, tu as oublié de vérifier le plus important… fais-je en penchant la tête sur le côté, d’un air bravache.

A son tour, ses mirettes se transforment en soucoupes quand elle me montre silencieusement du doigt l’entrejambe de Jonathan. J’éclate de rire.

— Bécasse, me permets-je alors que le commerçant reprend à peine ses esprits, son menton !


Chapitre 14 – Attention à vos fesses

Dans un peu plus de deux mois, c’est le grand plongeon. Ou plutôt, le grand envol. Notre avion partira de l’aéroport de la préfecture pour nous amener jusqu’à l’île Maurice. Les deux passeports manquants – ceux de Teresa et Louise – ont été commandés ainsi que la totalité des options pour le séjour. Notre charmant Jonathan, qui n’attend plus que les références des pièces d’identité pour éditer les billets, nous a si gentiment accompagnées dans nos démarches que nous l’aurions presque emmené avec nous.

Le gros bazar qui a baigné la fin de notre entrevue avec le voyagiste – plus de gêne que de mal – nous a ôté la possibilité d’organiser le partage des paiements comme nous l’avions prévu. J’ai donc tout avancé, puis les filles et moi avons fait les comptes par la suite. L’aspect budget en règle, il était temps de lister les affaires à emporter pour ces vacances au long cours. Mon péché mignon étant d’établir des inventaires pour chacun de mes projets, je m’en suis donné à cœur joie. J’ai même régalé les copines de mes bons conseils en organisation de bagages.

Mais pour l’heure, il me faut préparer le déjeuner de ce joli jour férié de mai. Mes enfants viennent manger et je sens que la discussion tournera autour de mon auguste personne. Ça va jacter sur la faiblesse de Mikhaïl, sur ma folie qu’ils espéreront éphémère, sur la destination qui sera vraisemblablement trop lointaine, et j’en passe. Dans un soupir, j’évacue ces réflexions stériles pour me préoccuper du contenu de ma commande chez Zahir, le boucher. Une huitaine de chateaubriands, quelques escalopes de poulet et quelques lardons de volaille artisanaux pour la salade. Ce midi, c’est barbecue !

Je discerne une silhouette que je connais bien près de la caisse de la boutique, en pleine discussion avec Solange, la femme du commerçant. Les deux apprentis que Zahir a recrutés en septembre dernier prenant en charge les clientes qui sont devant moi, j’ai le temps d’aller voir ma nouvelle amie avant que le maître boucher s’emploie à me servir. J’attends poliment que la Tunisienne termine son bavardage et me place juste derrière elle pour ne pas la louper. Elle se retourne dans son légendaire mouvement de voiles, rose poudré et dorés aujourd’hui. Diablement séduisante dans ces teintes – que je soupçonne soigneusement choisies pour mettre en valeur son hâle et sa couleur de cheveux – Feiza tourne vers moi un visage agréablement surpris.

— Jacqueline ! m’alpague-t-elle dans un joli phrasé oriental à cent décibels en m’écartant de la file. Tu manges halal, toi ?

— Pas vraiment, fais-je en riant discrètement. Mais c’est le meilleur boucher de la ville, non ?

Elle hoche sa tête légèrement penchée en me regardant d’un air entendu, les paupières plissées.

— C’est vrai, Jacqueline, c’est vrai… Alors, tout le monde braille que vous faites, comment on dit déjà ? réfléchit-elle, cherchant la réponse partout dans le magasin en roulant des yeux. Sécession ? Pour le voyage… vous organisez le vôtre ?

Je reste interdite quelques secondes, car aucune de nous ne s’est rendue au club depuis la signature des papiers à l’agence. Est-ce que ce ne serait pas Maracujà qui magnifie les reflets de notre Feiza ? Si, je crois bien… Tout s’explique. Quelle pie cette Mara, impossible de tenir sa langue, alors qu’on avait convenu de ne rien laisser filtrer pour éviter de nouvelles confrontations. L’amicale est peuplée de drôles de spécimens et leurs réactions sont parfois difficiles à comprendre. Et à gérer !

— C’est exact, Feiza, on part à quatre, en juillet prochain, à l’île…

— Maurice, complète-t-elle en roucoulant. Je sais, je sais… Cocktails, piscine chauffée et petits Mauriciens aux culs bombés. Vous allez vous plaire là-bas, c’est parfait pour vos vieilles carcasses. Mais j’aurais pensé que vous m’inviteriez à me joindre à vous, je te le cache pas.

Encore une fois médusée par l’aplomb de mon interlocutrice, je me rends compte qu’en effet, à part une poignée de vagues connaissances – qui n’ont pas redonné de nouvelles depuis – Feiza est la seule à avoir suivi, ou plutôt amorcé, la résistance des moutons noirs du club. Je tente de bredouiller quelque chose de cohérent, mais rien d’audible ne sort de ma bouche.

— Allez, allez, détends-toi, va, je te taquine, Jacqueline Kroutchinkine. Je te taquine… Amusez-vous bien ! me lance la panthère dorée d’un ton enthousiaste avant de disparaître du magasin dans un tourbillon.

Je me retourne vers l’étal et m’aperçois que plusieurs personnes sont passées avant moi durant nos quelques minutes de conversation. Encore un peu confuse, je reprends ma place près de la caisse et donne ma liste à un Zahir pressé de terminer sa matinée de travail. Je le comprends et prends soin au moment de régler mes achats de ne tenir la jambe à sa femme que le minimum syndical.

Une fois à la maison, je repense à mon entrevue avec Feiza tout en préparant les éléments du déjeuner, pendant que Micha embrase le charbon du brasero. On aurait pu lui parler du projet, c’est vrai. Je prends conscience que nous nous sommes un peu comportées comme les vieux dégueulasses de l’amicale, dans le fond.

C’est pensive que j’accueille toute la clique. Tout est prêt en cuisine et ne demande qu’à être apporté sur la terrasse. Laitue au chèvre frais et lardons, carottes râpées et tomates mozzarella. La viande patiente dans des plats en céramique coiffés d’aluminium. La petite troupe s’installe autour de la table dressée par Mikhaïl, toujours avec goût et efficacité. Une vaisselle en plastique aux couleurs vives et variées égaie la surface, flanquée de couverts aux motifs marguerite et agrémentée ici et là de plusieurs soliflores. Roses et lys du jardin apportent la touche finale à cette décoration de fête estivale.

Tout le monde se sert à tour de rôle des plats qui circulent de main en main, dans le léger brouhaha des retrouvailles hebdomadaires. Je les observe d’un œil attendri, mon cœur se préparant déjà au soulèvement à venir. Je suis majeure et vaccinée, certes, et je ne leur dois aucune explication ni aucune justification, évidemment. J’ai cependant toujours eu besoin de partager mes petits bonheurs avec les miens et ce voyage, c’est un profond moment de joie pour moi. Je prends une inspiration et me lance d’une voix suffisamment puissante pour être entendue par-dessus les échanges qui vont bon train :

— Les enfants ! J’ai quelque chose à vous annoncer. En juillet prochain, je pars avec Maracujà, Teresa et Louise à l’île Maurice, pour trois semaines entières, finis-je au bout de mon expiration.

Un silence accueille ma déclaration, puis les exclamations de mes filles et de leurs maris fusent de tous côtés. Florilège :

— Sans papa ? crie Ariana.

— Tu es sûre que c’est prudent ? complète Elena.

— Vous savez le prix que ça coûte ? me réprimande Yvan.

— Attention à vos fesses, Jacqueline, les Mauriciens sont chauds, vous êtes au courant ?

Dans le tumulte familial, Nicolas se lève et vient déposer un baiser sur ma joue.

— Amuse-toi bien, maman… me chuchote-t-il avant de prendre ses affaires et de quitter les lieux.


Chapitre 15 – La cacahuète

Je vérifie mon maquillage dans le miroir de l’entrée et admire le boulot que j’ai réalisé autour de mes yeux vairons. Le fard doré est du plus bel effet et s’harmonise à merveille avec le nouveau rouge à lèvres marron glacé que j’ai acheté le mois dernier en VPC. Je contrôle la tenue de ma coiffure, aidée par un voile de laque. J’ai choisi de laisser mes cheveux blancs libres, une large mèche en vague sur l’avant donnant du volume à l’ensemble. Par-fait. J’attrape la pochette en lamé posée sur la table du séjour, tout en faisant tournoyer ma longue robe chocolat devant le museau de Mikhaïl qui n’en loupe pas une miette.

— Tu es sublime, ma Jackie, soupire l’amoureux transi qu’il est encore à 75 ans.

Je ne peux pas dire le contraire, j’ai de la chance d’avoir un mari toujours sous mon charme et surtout, démonstratif. Je regrette juste qu’il ne m’appuie pas plus lorsque les harpies qui me servent d’enfants et de beaux-fils prennent un malin plaisir à m’infantiliser comme ils ont tenté de le faire lors du repas de la semaine dernière. Je lui souris de tout mon dentier refait à neuf quatre ans plus tôt et l’invite une énième fois à se joindre à nous.

— Et le match alors ? demande-t-il après avoir claqué la langue en signe de négation.

Je soupire en roulant des yeux et dépose une marque de rouge à lèvres via un chaste baiser sur son crâne dégarni avant de me rendre au bingo mensuel du club. Je vais y retrouver mes copines pour la dernière grande soirée de l’amicale qui fermera ses portes à la mi-juin. Encore trois semaines d’activités et après, les vieux pourront caner tranquillement chez eux sans plus emmerder personne, à grand renfort de canicule qui ne manquera pas de frapper sur nos terres. Je plaisante bien sûr. Quoique.

Devant l’entrée des locaux prêtés au club par la mairie, Maracujà et Louise patientent le temps que Teresa termine une conversation téléphonique animée. J’embrasse Pitt et Mara, puis une Cal qui a raccroché et qui, rose de colère, débite d’un trait :

— Il va finir par me tuer d’épuisement avant qu’on ait pu prendre l’avion, je vous jure ! s’époumone-t-elle en passant devant nous sans même nous regarder.

Sebastian n’a pas l’air commode ces derniers temps. Aucune de nous n’insiste, on sait que le fin mot de l’histoire arrivera durant la soirée. Elle franchit le pas de porte et nous pénétrons à sa suite dans l’antre démoniaque du jeu. L’ambiance est animée, comme à chaque fois, mais avec un brouhaha plus féminin qu’à l’accoutumée, foot à la télé oblige. Ce n’est pas plus mal, quand nous sommes entre nous, les parties ne s’éternisent pas. Les hommes sont durs de la feuille au club et il n’y a rien de sexiste à remarquer que ce sont toujours les mêmes qui gueulent « commeeeeent ? » à chaque numéro tiré, si ?

Maracujà achète les cartons – c’est son tour ce mois-ci – puis nous nous posons à notre place, au bout d’une longue rangée de tables collées les unes aux autres. Je me souviens soudain que Martine et son clan jouent habituellement à nos côtés, mais pour l’heure, les chaises sont vides. Les trois couillons du bureau – qui n’aiment pas le foot ou ont le sens du sacrifice, allez savoir – s’installent sur l’estrade et se préparent à nous faire leur cirque basé sur les traditionnels jeux de mots douteux. Je suppose que chaque région a ses spécificités en la matière, mais je peux garantir que la nôtre n’est pas très reluisante dans ses références.

Les tests micro nous vrillent les tympans, tout le monde est sur le qui-vive, la tension monte d’un cran dans la salle presque remplie. C’est qu’on ne rigole pas avec le bingo ! Enfin, sauf Louise qui ne fait que ça quand un vieux se plante de quine ou qu’une ancienne trébuche en allant aux toilettes, puisqu’elle ne joue pas. Ça toussote dans les haut-parleurs quand Maracujà me donne un coup de pied sous la table.

— Aïe ! fais-je en fronçant les sourcils en direction de mon amie.

Je comprends à ses mouvements de tête que nos futures voisines arrivent dans mon dos. Cinq dames distinguées se postent à leur place et dégainent leur planche de numéros d’une impulsion coordonnée et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Aucun bonjour dans notre direction. Jacques, le président de l’amicale, lance les hostilités.

— Le dentier, commence Jacques, tout fier de son jeu de mots à deux balles. 32 !

Nous posons machinalement nos pastilles rouges sur les cartons installés devant nous, échangeant des coups d’œil pour savoir qui osera aborder le sujet de l’île Maurice avec les garces à nos côtés.

— La cacahuète ! continue Dom, le secrétaire sans aucune personnalité qui ne fait que suivre Jacques.

Les petits ronds de plastique continuent à rejoindre les numéros correspondant quand Teresa prend la parole.

— Sebastian n’est absolument pas d’accord pour que j’y aille avec vous, murmure Cal en prenant garde de diriger sa bouche vers notre quatuor. Encore tout à l’heure, il m’a menacée de dormir chez Marcello si je m’entête à préparer le voyage.

— 13 ! balance Jacques en insistant sur le z, cet âne.

— C’est chouette ça, rétorque Mara en posant son pion sur le chiffre sorti, tu as en plus droit à deux mois de sommeil réparateur. Rien de mieux pour être fraîche et dispose ! Dis-lui merci, tiens !

— La culotte à Charlotte, ricane Dom en cherchant des yeux sa sœur dans le public qui porte le prénom en question, 46 !

Teresa ne goûte ni l’humour douteux du secrétaire, qu’elle fusille du regard avant de détourner celui-ci vers Mara, qu’elle fixe d’un air torve. Détachant toutes les syllabes, elle chuchote encore plus bas :

— Je te signale qu’on n’a pas passé une seule nuit séparés l’un de l’autre depuis notre mariage il y a 55 ans. Comment tu peux dire une chose pareille ?

— Essuyez vos moustaches ! Voilà le 69 ! baragouine Jacques chez qui le Ricard régulièrement rechargé par Ray, évidemment titulaire à la buvette, commence à faire des ravages.

Les pastilles sont régulièrement posées sur leurs cases, de manière totalement automatique.

— Oh, ça va, ça va, tempère Mara. Je comprends, mais tu vas quand même pas céder au chantage, si ?

— 5 ! La pleine main ! s’amuse Dom.

— Non, bien sûr que non, et je ferai ce voyage, ça c’est sûr. Mais je pensais pas qu’il allait pousser le bouchon si loin, confie Teresa à voix haute.

Un reniflement de mépris provient de la table accolée sur laquelle Martine et sa clique bingotent elles aussi. Je tourne la tête en même temps que mes amies pour identifier la semeuse de trouble. Aucune de nos voisines ne daigne lever les yeux.

— La mamé, mais laquelle ? chatouille Jacques en haranguant son public qui réagit immédiatement par des rires bien gras, ces mollusques. 89 !

Louise démarre au quart de tour.

— Hé, les mal baisées ! les alpague-t-elle de sa voix rauque, c’est pas parce que vous avez pas les nibards assez costauds pour tenir tête à vos imbéciles de maris que tout le monde doit faire pareil, hein. Partez en Autriche, laissez les p’tites bites qui vous font plus grimper au rideau depuis belle lurette gérer vos vies, mais nous faites pas chier quand on se casse la nénette pour notre voyage « sur-mesure », finit-elle en insistant sur les deux derniers mots.

— Les deux queues en l’air, 66 ! exulte Dom devant un parterre conquis.


Chapitre 16 – Ne pas salir le sol de la cuisine

La fin du mois de mai apporte des températures de plus en plus clémentes, rallongeant nos soirées terrasse. Je choisis l’un de ces moments pour aborder avec Mikhaïl un sujet qu’il n’aime pas particulièrement. Alors que Dusty Springfield fredonne son somptueux Son of a preacher man depuis l’intérieur de la maison, je prépare mes phrases. Tous les deux étendus sur les chaises longues au molleton coordonné qui prend soin de nos popotins, je commence avec mes plus beaux yeux de biche dépareillés :

— Micha… quand je serai à l’île Maurice… trois semaines, c’est quelque chose…

Mikhaïl soupire sans me regarder. Sous les derniers rayons du soleil qui donnent une teinte orangée clownesque à son visage, on le croirait transformé en une carotte géante en train de dormir. Je retiens mon rire pour ne pas l’irriter davantage.

— Je t’ai déjà dit mille fois que j’avais besoin de personne, Jackie.

Je m’assieds au bord du coussin pour mieux débiter mon discours fraîchement pensé.

— Mikhaïl, les enfants seront tous absents à un moment ou un autre, ça laisse une semaine où aucun d’eux ne sera dispo. Tu serais pas si ours, je m’inquiéterais moins, mais… 

Devant l’air exaspéré de mon mari, je tente l’humour en dernier assaut :

— S’il t’arrive quoi que ce soit, on le saura pas avant de découvrir ta dépouille desséchée et bouffée par les asticots. Tu m’imagines à quatre pattes en train de débarrasser ton adorable corps de cette vermine ?

Je papillonne des paupières dès que son regard se pose sur moi avec un sourire amusé.

— Non, mais je te vois bien dans le cabinet du notaire quelques jours plus tard en train de te frotter les mains…

Faussement outrée, je lui lance ma tong et m’esclaffe en sa compagnie.

— Oui, ben si tu permets, mon agenda est déjà plein pour la rentrée. Pas le temps de caser la lecture de tes dernières volontés entre ma manucure et le dentiste.

Micha rit de plus belle. J’aime entendre ce son qui a accompagné des décennies d’amour simple.

— D’accord, d’accord… je vais me dispenser de me casser le col du fémur pour ne pas salir le sol de la cuisine en pourrissant et t’éviter d’aménager ton planning déjà si chargé. Mais j’ai besoin de personne pour me chaperonner, martèle-t-il en se levant.

Je le regarde rentrer, pensive. Comment lui faire accepter la visite de la voisine, ne serait-ce que tous les deux jours ? Je me rends bien compte que nous sommes en pleine possession de nos moyens, lui et moi, mais un malaise, une maladresse, c’est si vite arrivé. Ma hantise : apprendre qu’il aurait végété plusieurs jours – voire dépéri – sans que personne ne se préoccupe de lui. Je pourrais aussi passer des coups de fils réguliers et dépêcher quelqu’un pour se rendre sur place s’il ne répond pas. Mais… on en parle de l’insouciance de partir en vacances ? On est d’accord.

— Mikhaïl, dis-je en le rejoignant à l’intérieur, j’ai pas fait de scène pour que tu me suives, j’apprécie que tu aies l’intelligence de m’encourager à partir, mais ce serait injuste de me laisser me faire du mauvais sang à des milliers de kilomètres alors qu’on a une solution idéale qui permet d’éviter tout stress inutile.

Je suis essoufflée à la fin de ma tirade. Mes yeux s’humidifient sans raison, ce que Micha remarque immédiatement. Il s’approche de moi pour essuyer les larmes qui couleraient, mais elles restent prisonnières de mes paupières.

— Jacqueline… commence-t-il en plantant ses prunelles dans les miennes.

Aïe, ce n’est pas bon signe.

— Si tu insistes encore avec Madame Morel, je ne réponds plus de rien, murmure-t-il avec calme.

Le contraste de son timbre et des propos me hérisse les poils. Mais c’est plus fort que moi… On peut appeler ça de l’égoïsme ou de la prévention à outrance, j’enchaîne sans réfléchir :

— Écoute, espèce de vieux têtu casanier. Tu peux bien faire ce que tu veux de tes os, mais hors de question que je parte en voyage avec l’angoisse au bide. La voisine passera trois fois durant la semaine où les enfants sont pas là, et puis c’est tout.

En apnée, j’attends de constater les dégâts provoqués par mes paroles spontanées. Pour toute réaction, Mikhaïl hausse les sourcils, puis quitte la pièce sans un mot. J’entends la porte de la chambre claquer et les volets se fermer avec grand bruit.

Aïe, ce n’est définitivement pas bon signe.

Je le rejoins après le nettoyage de mon dentier, mais il feint de dormir. Je le connais, il met minimum une heure chaque soir avant de sombrer. Je suis mon instinct et n’insiste pas.

Le lendemain matin, je me réveille seule, exténuée. Mon sommeil a été médiocre parce que ma tête de mule de mari m’a tourné le dos toute la nuit. Ça n’était pas arrivé depuis ce fameux jour où j’ai perdu une pierre précieuse dans la boutique, lâchant malencontreusement la boîte dans laquelle elle était rangée pendant le nettoyage de l’atelier. J’ai eu beau rabâcher que s’il n’avait pas été si rapiat en refusant d’embaucher une femme de ménage, la gemme n’aurait certainement pas roulé on ne sait où en tombant de mes mains inexpérimentées, Micha m’en a voulu pendant plusieurs jours. L’assurance avait rejeté la demande d’indemnisation…

Aucune trace de Mikhaïl dans la maison. Il doit être rudement remonté. Pas le temps de m’appesantir sur son absence, j’ai une journée shopping à affronter. Le klaxon de Maracujà retentit une petite heure plus tard dans la rue de notre résidence privée. Je découvre mes trois amies à l’intérieur du tacot dont le moteur tourne, prêt à rugir vers le centre commercial. Objectif : les maillots de bain. En fouillant dans mes placards, je n’ai pas trouvé autre chose que mon une pièce de natation. Très sexy, non ? Comme Louise n’en a tout simplement pas et que Mara comme Cal veulent changer ceux qu’elles utilisent tout le temps, l’aubaine du déstockage du magasin de sport en fermeture définitive tombe à point.

Nous n’aurons jamais fréquenté ce centre commercial autant que depuis notre décision de partir. C’est qu’il regorge de pépites, celui-là ! Des boutiques minuscules coincées entre les grandes enseignes, qui vendent de la maroquinerie spéciale « voyage à l’autre bout du monde » à tout petit prix, des produits de beauté naturels parfaits pour se chouchouter sous les tropiques, des vêtements légers et colorés pour frimer aux soirées dansantes… bref, une véritable caverne d’Ali Baba.

Plusieurs virées sont nécessaires pour nos préparatifs. Les semaines qui suivent assistent, impuissantes, aux multiples mouvements de nos comptes bancaires. Enfin, surtout le mien et celui de Mara. C’est sûrement l’excitation de l’échéance qui approche – et le manque de moyens de Louise et Teresa – mais nous dépensons sans calculer, moi piochant dans la réserve ouverte à mon nom à la retraite de Micha et Maracujà, dans sa très juteuse épargne de jeune divorcée qui a touché une magnifique prestation compensatoire. Si Pierre, son ex-mari, PDG d’une énorme firme textile, avait vent de ce que sa femme fait de son argent, il ferait une crise cardiaque. Ca me donne presque envie de céder à la mode des selfies pour lui envoyer. Aussitôt dit, aussitôt fait.


Chapitre 17 –

Maracujà débarque dans le hall de l’aéroport avec un chariot qui déborde de bagages multicolores. J’en compte au moins cinq. Je lui lance un regard équivoque même si Madame a certainement déjà prévu le surplus pour leur transport. J’aperçois Louise qui avance clopin-clopant aux côtés de Teresa devant deux grosses valises de taille conséquente. Deux petits sacs y sont harnachés à l’aide d’un tendeur. Je lève les yeux au ciel. Un tendeur dans un aéroport, on aura tout vu !

Au moins, elles sont toutes là. Nous nous embrassons dans un chahut de cour d’école, à grand renfort de compliments sur nos vêtements de voyage et les chapeaux de paille posés sur nos têtes, que l’on a choisis ensemble la semaine passée.

— Mara, tu sais que tu ne pourras jamais tout enregistrer dans la réservation de base, hein ? lui dis-je en haussant les sourcils.

— Ma chérie, j’ai ici un sésame qui ne résiste à rien, me répond-elle en agitant sous mon nez sa carte gold, dans sa plus belle interprétation du rôle de diva qui me fait rire de bon cœur.

— Cal, tu as pu récupérer tous les papiers nécessaires chez Louise, c’est bon ?

Teresa acquiesce tout en descendant le reste de sa bouteille d’eau, le front perlé de sueur et un mouchoir trempé dans l’autre main.

— Je vais jamais m’en sortir avec ces températures ! se lamente-t-elle en jetant sa boutanche vide.

— Souviens-toi, on est dans le mois le plus frais là-bas, 25°C maximum, peu de pluie…

Je l’encourage d’un bécot sur la joue et entraîne la troupe vers l’enregistrement. Une queue longue comme… bref, une queue s’étale du comptoir réservé à notre vol jusqu’au mur qui lui fait face. Jonathan nous avait prévenues de prévoir trois heures avant le décollage, mais je ne m’attendais pas à ça. Teresa, Mara et moi jouons à notre passe-temps préféré pour patienter : la physionovie. C’est un concept qu’on a inventé il y a pas mal d’années maintenant et dont on ne se lasse pas !

— Mmmhhh… je dirais, 42 ans… secrétaire comptable ou bibliothécaire…

— Ah non ! C’est pas du tout la même chose ! On voit bien que c’est plus le type maths que bouquins ! s’insurge Teresa en scrutant notre victime.

— Ouais… alors… reprend Maracujà en étudiant la quarantenaire, mariée, deux enfants…

— Pppfff, trop facile, lui fais-je en secouant la tête, ils sont derrière elle !

— Ça fait partie du jeu ! s’écrie l’Amérindienne en s’énervant.

Louise part d’un rire tonitruant, pointant la femme en question. Cette dernière nous dévisage comme si nous étions des échappées de l’asile. On fait mine de regarder en l’air ou nos chaussures. Heureusement, c’est à notre tour de nous agglutiner devant la banque d’accueil quand l’hôtesse, usée par les précédents passagers, nous assène :

— Mesdames ! Une à la fois voyons ! Je n’ai pas quatre bras !

— Ca aurait plutôt été utile pour pas attendre une heure, m’est avis.

Pitt est entrée en action sans prévenir. Mais l’agent de comptoir ne soupçonne pas la gentille vieille tout sourire qui se tasse derrière nous avec sa canne de marche. Non, elle nous dévisage tour à tour, agacée et à la recherche de la tueuse à la réplique cinglante. Sans un mot, je pousse mes camarades vers l’arrière et me fais enregistrer en premier. Hors de question que je succède à la folle aux cinq valises ou à celle qui pense pouvoir garder des tendeurs autour de ses bagages.

L’hôtesse se fend du minimum en matière de politesse. Mes affaires embarquées sur le tapis roulant, je laisse la place à Teresa qui est vertement reprise sur son système d’attache, dont elle doit se séparer dans la poubelle à côté du comptoir. Bien sûr, après ça, elle fait la gueule. Au tour de Maracujà de faire de grands gestes pour bien se faire comprendre face à une jeune femme épuisée. Louise à ses côtés continue de sourire bêtement, fixée par une hôtesse visiblement en rogne.

Nous allons pour franchir le portique de sécurité. Enfin, franchir, c’est vite dit. Devant nous, une artiste encore plus expansive que notre Mara fait des pieds et des mains pour emporter une multitude de produits de beauté hors de prix. L’agent est insensible aux arguments que la déesse sur talons compensés lui sert. « Vous comprenez, quand même, vous êtes une femme vous aussi » ou « je vais porter plainte auprès de l’entreprise qui vous emploie pour me faire rembourser sur votre paie ».

Arrive notre tour et comme j’ai pris toutes les précautions avant de partir, comprendre lire les caractères minuscules sur ce qui est autorisé ou non – merci Laureline – tout se passe bien. En avant pour la douane. Voyager en avion est un véritable chemin de croix avec au bout, la récompense de toutes les paroles d’impatience ravalées, les heures d’attente et les bras gourds d’avoir tracté ou porté des bagages. Cette fois, c’est Louise qui ouvre le bal, décochant des regards meurtriers au policier lorsqu’il la questionne pour finir par abandonner.

La zone de transit international est gigantesque. Des boutiques sans vitrines trônent partout où les yeux se posent, proposant des produits à des prix exorbitants, de l’article de luxe au plus simple paquet de biscuits. Teresa et Maracujà cherchant déjà à céder à la tentation, j’emmène mes amies dans un coin plus tranquille pour patienter sur des fauteuils inconfortables. Ça promet pour la suite…

— Les passages du vol n°1534 à destination de Maurice sont attendus en porte d’embarquement 32…

La voix dans les haut-parleurs invite tellement au voyage que nous restons rêveuses pendant une minute avant que l’appel ne retentisse à nouveau. Avec empressement et empâtement, nous nous levons de nos sièges sur lesquels on a commencé à s’assoupir et courons presque jusqu’à la porte énoncée. Le temps de se repérer et de déambuler sur le sol ciré de la zone de transit, c’est bonnes dernières que nous pointons auprès des hôtesses.

L’avion est énorme. Et magnifique. A l’intérieur, des jeunes femmes nous indiquent où se trouvent nos places. Il y a deux doubles rangées de larges fauteuils de chaque côté et une rangée de quatre au milieu. Les couleurs sont claires et accueillantes. Lumineuse entrée en matière. Par le hublot qui jouxte mon siège pour mon plus grand bonheur, je vois les chariots électriques amener une ribambelle de tas de bagages en tous genres et quelques animaux assoupis.

Soudain, un bruit étrange provenant de l’avant de l’appareil attire mon attention. Louise est en train de taper de sa canne un steward qui tient son sac à main tapissier. Inutile de donner des détails sur ce qui est arrivé aux téméraires qui se sont risqués à l’exercice avant le malheureux. Teresa calme le jeu et elles avancent toutes deux vers leurs fauteuils qui sont côte à côte, à quelques rangs de moi. Une pointe de déception m’envahit quand je me rappelle que je ferai le voyage sans elles.

Maracujà, que je soupçonne d’avoir calculé son entrée pour être guidée par un homme plutôt qu’une hôtesse, roucoule des choses inaudibles au steward qui sourit poliment à ses délires. Elle s’installe dans la même rangée que moi, sur le siège opposé, côté hublot. De nouveau désappointée d’avoir écarté l’option payante qui nous permettait d’être réunies le temps du trajet, une charmante jeune personne de sexe masculin me sort de mon état d’âme en déclarant :

— Je crois que nous allons voyager ensemble, mademoiselle.


Chapitre 19 – Cocktails, plage et cocotiers

Damien est divin. Intelligent, drôle, il me ferait presque oublier mes copines. Je les croise lorsqu’elles se rendent aux toilettes, mais reviens rapidement aux sujets de conversation que nous explorons lui et moi. J’apprends au cours de notre découverte mutuelle qu’il est le fils d’un très bon ami du directeur de l’hôtel dans lequel nous allons, le Riu Le Morne. D’après ce que j’ai compris, ce bellâtre a fait quelques bêtises en France que son père souhaite « nettoyer », selon ses termes. Il a été sommé durant le laps de temps nécessaire de passer quelques semaines à des milliers de kilomètres pour expier en se rendant utile. Une sorte de Gentil Organisateur, je crois.

— Je m’occuperai de certaines sorties et le reste du temps, cocktails, plage et cocotier !

Son sourire est absolument craquant. A 25 ans, Damien est un jeune homme aguerri. L’entendre parler m’envoie des bouffées de jeunesse qui me font l’effet de petites gélules de jouvence. Je me sens fringante à la descente de l’avion, malgré les onze heures de vol. Nous nous promettons de nous retrouver à l’hôtel pour poursuivre notre discussion si passionnante. En sortant de l’appareil, je lui fais un coucou de la main pour lui dire au revoir jusqu’à ce qu’il disparaisse de ma vue. Je tombe nez à nez avec une Louise très renfrognée au bout de la passerelle, alors que je ne distingue pas Maracujà dans le flot continu de passagers.

— Laisse, je crois qu’elle a jeté son grappin sur un Cubain ou quelque chose comme ça, fait Teresa en me rejoignant lorsque je l’interroge sur l’absence de la Paraguayenne…

— Mara… Irrécupérable Mara… elle va s’amouracher avant même d’avoir posé un pied sur l’île… Et notre Louise ?

— Un vieux schnock lui a fait du gringue durant tout le vol et ça l’a mise de mauvaise humeur, me répond Cal en regardant Pitt avec méfiance. Elle l’a entendu déblatérer pendant plusieurs heures avant de lui gueuler ses quatre vérités…

— Ouh la la ! m’exclamé-je.

— Je te le fais pas dire… c’était horrible ! Le monsieur est parti se terrer dans le fond de l’appareil en baragouinant des choses incompréhensibles, finit Teresa en pouffant.

Je ris avec elle, puis lui emboîte le pas en entraînant mon amie à canne vers les tapis roulants qui nous ramènent nos bagages, non sans avoir dûment rempli les petits papiers Gestapo indispensables pour fouler le sol mauricien. Comment on s’appelle, où on habite, ce qu’on vient faire là… mais je t’en pose des questions, moi ? C’est ennuyant au possible de chercher toutes ces informations qui ne serviront de toute façon pas.

Tout le monde s’entasse autour du serpent métallique pour le moment vide, à l’affût des valises de leur prochain séjour. On dirait des lions prêts à bondir sur un troupeau de gazelles qui n’aurait pas encore investi l’oasis guet-apens. Des lionnes, pardon, les mâles ne foutent rien, c’est connu. Je repère nos bagages après de longues minutes d’attente. Je pousse les gens pour réussir à me frayer un chemin vers mon objectif, non sans mal.

Je vais pour partir quand les malles de Teresa et Louise apparaissent dans mon champ de vision. Je grimpe tout ça sur le chariot surdimensionné récupéré à l’entrée de la salle et remonte le courant des voyageurs qui gesticulent dans tous les sens. Cette guerre des tranchées m’a épuisée et toujours aucune trace de Maracujà.

Nous sortons dans l’immense hall pour tenter de retrouver notre amie avant d’emprunter la navette qui nous conduira à l’hôtel. Près d’une heure plus tard, alors que l’on s’apprête à alerter les forces de police locales, une grande gigue chocolat pousse les portes battantes au bras d’un sexy sexagénaire chauve. Lunettes de soleil, costume en lin blanc avec chemise de la même teinte ouverte sur une moquette poivre et sel, derbies Weston noirs… OK, je comprends. Il n’a pas la fraîcheur de Damien, mais il en jette.

— Mes kuñas ! Vous êtes là ! s’enflamme Mara à notre vue.

Personne ne répond, encore engoncées que nous sommes dans la léthargie du contrecoup. L’attendre nous a plongées dans un état comateux dont personnellement, j’ai bien du mal à sortir. Même son gigolo n’arrive pas à me motiver à bouger mes fesses. C’est Teresa la plus courageuse, qui se lève enfin pour aller saluer le fameux cubain doté d’un sourire d’un blanc brillant. Louise reste assise et impassible, comme à son habitude, une énorme ride du lion creusant son front en témoignage de sa colère encore vivace.

— Mesdames, commence le nouvel ami de Mara en se courbant légèrement, je suis Leo.

Ce monsieur me plaît bien. Je ne sais pas qui il est, ni ce qu’il fait ou ce qu’il veut, mais son entrée en matière me séduit immédiatement. Les présentations d’usage rapidement expédiées, Maracujà nous annonce que Leo est dans le même hôtel que nous et participe à un séjour organisé par son club de poker, dans le cadre « le célibat, la liberté ». Je bloque une seconde sur ce que peut signifier l’intitulé et part dans un fou rire que j’ai du mal à contenir.

— Leo, puis-je vous demander combien de vos compagnons sont du voyage ? fais-je en minaudant légèrement sur le chemin de la sortie.

Ses yeux noirs se fichent dans les miens pour me répondre avec un accent hispanique surjoué qui me replonge dans un rire sonore :

— Douze, madame, douze apollons à votre service, si vous le désirez…

Teresa ricane et Maracujà explose de rire. Même Louise arrête de grimacer. Il sait y faire, le bougre ! Je regarde le chariot de bagages que mon amie partage visiblement avec Leo, et remarque qu’il manque deux valises colorées sur les cinq initialement embarquées.

— Ma chérie, ils les ont en quelque sorte perdues ! Celles où mes sous-vêtements et mes chaussures sont bien à l’abri… ils m’ont dit qu’elles avaient été enregistrées sur un autre vol par manque de place et qu’elles arriveraient à l’hôtel d’ici demain. Vous imaginez ? surjoue Mara en plantant ses yeux dans les billes noires de Leo, aucun dessous et pieds nus pendant 24 heures…

Habituées aux mascarades de Maracujà, Teresa et moi soupirons bruyamment avant de nous tourner vers la sortie pour nous mettre en quête de la navette de l’hôtel, Louise sur les talons. Nous la repérons facilement devant l’aéroport et l’empruntons pour un trajet d’une heure. Mara est en pleine séduction avec Leo qui le lui rend bien. Pitt reste fixée sur les images qui défilent derrière la vitre à côté de laquelle elle s’est assise et Cal me tient compagnie, partageant son inquiétude concernant notre grognonne et son adaptation aux lieux, au climat et… aux autochtones.

Mais déjà se dresse devant nous le mont Brabant, signe que nous arrivons au complexe hôtelier – si je me souviens bien du contenu des belles brochures présentées par Jonathan – dans lequel nous passerons, je l’espère, trois semaines de vacances hors du temps. La navette s’arrête devant l’entrée du resort et nous n’avons que quelques mètres à faire pour pénétrer dans ce que j’appelle le paradis sur terre.


Chapitre 19 – Derrière les fesses de Paul

Nous remontons une allée pavée brillant sous le soleil et serpentant entre de multiples petites étendues d’eau tantôt turquoise, tantôt aigue-marine. Autour des nappes aquatiques, des chaises longues immaculées sont installées en rang d’oignon au pied de bâtiments de trois étages au plus haut. La végétation ponctuée ici et là de cocotiers rend le lieu magique. Notre groupe, surnommé « les retardataires du 11h23 » par le conducteur de la navette – absolument charmant par ailleurs – pousse des oh ! et des ah ! à chaque virage du sentier carrelé qui dévoile une nouvelle merveille pour les yeux.

À ma grande surprise, nous tombons sur le comptoir de réception sans avoir à entrer dans une pièce : il donne directement sur l’extérieur, lui conférant la touche exotique parfaite pour démarrer ce séjour. Nous sommes neuf à nous avancer pour accomplir les formalités d’enregistrement. L’allure de Louise nous fait arriver bonnes dernières, après deux jeunes filles à l’apparence très sophistiquée pour leur âge, un couple de tourtereaux qui sont accueillis pour leur lune de miel et… Leo, qui très galamment, nous cède sa place.

— Vous êtes un amouuur, lui chante Mara de son léger accent paraguayen, mais ne soyez pas ridicule, nous sommes quatre, et vous, seul… pour le moment, finit-elle en scrutant sa proie par-dessus les lunettes de soleil qu’elle a baissées sur son nez.

Je l’écoute draguer d’une esgourde distraite, absorbée par les magnifiques motifs carrelés devant lesquels les trois employés de l’hôtel évoluent le sourire aux lèvres. Des oiseaux tropicaux qui s’entremêlent avec des lianes stylisées en volutes romantiques, le tout dans des tons marron cuivrés. Sublime.

Nous passons donc devant Leo, dont la galanterie n’a d’égale que sa calvitie, puis donnons nos informations personnelles que l’hôtesse entre dans son ordinateur, avant d’être conduites avec déférence vers nos pénates. Maracujà, sur le point de disparaître derrière un mur, se retourne vers le Cubain rencontré dans l’avion et se penche en arrière pour lui beugler :

— À très vite, Leo !

L’homme ôte son chapeau pour saluer Mara avec élégance en la fixant de ses yeux noirs bien mystérieux. Je ne sais pas ce qu’ils nous réservent ces deux-là, mais ça promet ! Une vibration m’agace dans la poche de ma jupe longue, me confirmant que le forfait international a bien été activé sur mon téléphone. Laureline ? Mikhaïl ? Les enfants ? Je verrai ça une fois installée dans la piaule que je vais partager avec mon Amérindienne.

Les couloirs sont sans fin. Beaux, mais interminables. Il nous faudra une carte routière ou un chien-guide pour nous repérer dans les lieux. On se regarde régulièrement avec les copines, nous renvoyant les unes les autres notre impatience de nous poser, à grand renfort d’yeux levés au ciel et de grimaces d’ennui.

Notre petite équipée s’arrête brutalement face à une porte en bois foncé sur laquelle un numéro doré est affiché en relief. Le jeune homme en polo blanc qui nous a menées jusque-là s’efface après avoir ouvert, indiquant d’une voix douce que la chambre que nous découvrons est au nom de Kroutchinkine. Celle de Maracujà et moi, donc. Je m’avance lentement, précédant mon amie en extase devant la gentillesse des porteurs de bagages qui ne l’écoutent déjà plus.

Teresa me suit de près et nous nous exclamons à tour de rôle devant le luxe des 26 m² dans lesquels nous nous reposerons pendant plus de vingt jours. Tout y est : les couleurs chaudes, le lit king size, le mobilier en bois typique, la moquette épaisse… et la vue. L’océan scintille sur une mince ligne d’horizon derrière les portes vitrées de la terrasse en rez-de-jardin. Dans un profond soupir d’aise, j’avance pour respirer l’air du large caché par la végétation dense.

— Madame Kroutchinkine, je laisse vos bagages ici. Vous avez besoin d’autre chose ? me demande l’employé dans un français sans accent qui n’écorche pas mon patronyme de famille, à l’instar de son collègue.

— Merci, merci beaucoup ! Ça ira très bien, merci ! J’accompagne mes amies dans leur chambre.

— On ne va pas très loin, rassurez-vous, sourit celui que son badge nomme Paul et qui semble diriger le trio de petites mains qui nous installent.

— On vous suit ! fais-je, rayonnant vers Teresa que j’entraîne par le bras.

Son visage et ses yeux brillants en disent long, comme le silence de Maracujà. Louise est déjà postée derrière les fesses de Paul qui ouvre la seconde chambre, en face de la nôtre. Le même décor féérique qui met du baume au cœur. Leur vue donne côté jardin, dont les essences n’ont rien à envier à l’océan. Un écrin de verdure qui enchante les sens. Nous nous retournons les unes vers les autres, émues par ce voyage que l’on a attendu durant des mois, bravant nos moitiés, nos rejetons et le reste du monde, pour l’organiser.

— Allez, au déballage les filles ! s’exclame Mara, très certainement pressée d’arpenter les couloirs de l’hôtel à la recherche de son Cubain, ou de ses onze compères.

Nos valises ouvertes sur les lits me serrent le cœur. Je pense à Mikhaïl qui n’a pas voulu m’accompagner à l’aéroport, toujours en pétard de s’être vu confié aux mains bienveillantes de Madame Morel. Ces vacances ne seront définitivement pas les mêmes sans lui. Une petite voix me dit qu’elles peuvent être encore mieux si je ne tombe pas dès le premier jour dans la mélancolie de ce que j’ai laissé derrière moi en partant. Vendu !

Je sifflote en organisant mes vêtements dans la penderie et les commodes, virevoltant autour des mouvements de Maracujà qui œuvre également de son côté. Elle entonne Voyage en Italie et je meumeune les parties qu’elle m’invite à chanter, ne connaissant que la mélodie pour ma part. Elle rit parfois, ce qui me réchauffe instantanément. Cette femme est un véritable amour concentré dans un corps athlétique de 69 ans. Tu m’étonnes qu’elle en fasse chavirer, des cœurs, et qu’elle soit si gourmande de la vie ! Nos affaires réparties dans les meubles de la chambre et de la grandiose salle de bains – à la douche italienne aussi vaste que mon cellier – nous nous rafraîchissons et partons en exploration de l’hôtel, en compagnie de Louise et Teresa.

Éblouie, je crois que c’est le mot. Le restaurant qui trône entre plusieurs bassins d’eau paradisiaque, les voilages qui flottent sous le soleil doux de juillet, les senteurs qui émanent des cuisines, les gens que nous croisons et qui respirent le bien-être, la joie de vivre. Ça change du métro parisien et de la morne attitude des Franciliens que nous avons croisés avant d’arriver à l’aéroport. Les touristes d’ici ont bien plus le sourire et paraissent plus détendus que ceux que nous pouvons accueillir chez nous. Je commence à me laisser porter par l’atmosphère décontractée des lieux quand mon téléphone se rappelle à moi dans un énième son. Je découvre trois messages, un de Laureline, un de Jonathan et un dernier de l’ex de Mara, qui me surprend autant qu’il me glace d’effroi :

« Merci, Jacqueline, j’ai ruminé des semaines après ton texto, mais je sais ce qu’il me reste à faire. À bientôt, ici ou ailleurs. Pierre. »

Ici ou ailleurs ? J’ai tué Pierre ou quoi ?


Chapitre 20 – Se mettre une corde au cou

En repassant devant la réception pour nous rendre au restaurant, une jeune femme élégamment habillée de blanc et de noir – tenant un plateau de quatre verres colorés surmontés de touilleurs flamants roses – se fait houspiller par sa collègue planquée derrière le comptoir. Dans la seconde qui suit, elle nous glisse son fardeau sous le nez.

— Mesdames, le cocktail de bienvenue, s’il vous plaît, susurre-t-elle d’une voix chaude avec un regard fuyant.

Maracujà s’empare d’un gobelet à la vitesse de l’éclair, alors que je comprends tout juste qu’il s’agit pour les employées de revenir sur un oubli causé par notre retard. Je suis mon amie extravertie en attrapant l’un des contenants, comme le font aussi Teresa et Louise. Succulent breuvage, sans alcool certes, mais à la saveur inattendue et dépaysante. Pitt manifeste son contentement en aspirant bruyamment dans la paille que j’avais prise pour un mélangeur. Quelle observatrice celle-là ! C’est utile de ne pas l’ouvrir parfois, on voit mieux les choses que les autres jugent trop vite.

— Merci beaucoup, Mademoiselle, dis-je en reposant mon verre vide sur le plateau encore dressé devant nous.

Imitée par mes comparses, la serveuse peut disposer, à son grand soulagement. Chaque membre du personnel est souriant, aux petits soins. Ça me gênerait presque si je n’avais pas payé pour cette prestation tout inclus. Je chasse de la main l’idée déplaisante de contribuer à un esclavage moderne en m’offrant un séjour comme celui que j’ai concocté en compagnie de mes amies. Sur le chemin de notre déjeuner, je me convaincs que je ne peux être tenue pour responsable de toute la misère de la planète non plus.

Je retiens ma respiration jusqu’à ce que nous soyons toutes installées autour d’une table dans l’établissement de l’hôtel qui sert des repas 24 heures sur 24, le Kulinarium. C’est un joli blase pour un restaurant de cuisine du monde et de soirées culinaires à thème, avec show cooking s’il vous plaît. Mais pour l’heure, ce n’est pas le contenu de mon assiette qui me préoccupe. Dans une grande inspiration, j’informe mes amies du dernier SMS reçu, non sans les avoir au préalable averties du silence de Mikhaïl.

— Micha t’a pas écrit ? Tu dis vrai ? me secoue Teresa assise à ma droite.

— Pierre a dit quoi exactement ? s’écrie Mara en se redressant pour se pencher vers moi, de l’autre côté de la table.

Louise rit tout ce qu’elle peut.

— Mais cet égoïste sait ce qu’il te fait au moins ? continue Cal, ses billes aux sourcils froncés accrochés à mes yeux qui s’inquiétent du quiproquo qui s’installe.

— Ah ça, pour être égoïste, il l’est ! fulmine notre Paraguayenne remontée. De quel droit il se mêle de mon cul ?

— Comment ça de ton cul, Mara ? Alors qu’il écrit même pas à Jackie ? demande Teresa complètement paumée. Micha ? Le salaud !

Louise s’en tape les mains sur ses frêles cuisses, faisant tomber sa canne au lourd pommeau dans un grand fracas. Pliée en deux, elle en perd son dentier tout neuf, gentiment payé par la sécurité sociale et une obscure caisse de retraite à laquelle elle aurait cotisé durant ses années travaillées, mais on n’a jamais su dans quoi. Teresa pousse un cri de dégoût et de honte mêlés, se précipitant pour attraper le râtelier mouvant qui se plaît visiblement à surfer sur le carrelage poli. L’exclamation de Cal fait ouvrir de grands yeux à Pitt qui voit son amie plonger à terre à la recherche de ses ratiches ambulantes. Ni une ni deux, elle cède de nouveau à l’hilarité, manquant s’étouffer avec sa salive si je n’étais pas intervenue pour lui taper dans le dos. Mara, désorientée d’avoir appris que son mari m’avait envoyé un SMS plus qu’ambigu, s’est entre-temps rassise, le regard perdu dans son assiette vide.

Petit à petit, les péripéties se tassent au sein de notre petit groupe de doyennes du resort. Chacune ayant repris sa place, je récapitule les messages reçus pour tout remettre dans le bon ordre. Laureline s’inquiète de savoir si on est bien arrivées, Jonathan nous transmet un code pour bénéficier d’une séance spa à ses frais – remerciements à ses clientes préférées – et Pierre, donc, avec son texto énigmatique.

— Et en effet, Mikhaïl n’a pas daigné demander de mes nouvelles. Mais… tempéré-je, il n’a pas été tenu informé du déroulement du voyage non plus, pour être honnête.

Teresa hausse les épaules en acquiesçant, avant de se tourner vers Maracujà :

— Raconte-nous alors, vous avez communiqué depuis le selfie ? Parce qu’il a l’air drôlement remonté, non ?

Mara secoue la tête sans savoir quoi répondre d’autre que :

— Rien de rien, Cal, rien. Pourquoi il s’adresse à toi ? me défie l’Amérindienne avec des éclairs dans les yeux.

Je la connais par cœur et ne m’offusque pas de ce que son œillade sous-entend. Avec patience, je plante mon regard dans le sien, très sereine, et détache chaque syllabe pour bien me faire comprendre, la caboche légèrement penchée sur le côté :

— Mara, ma belle, le selfie est parti de quel téléphone, souviens-toi ?

Une minute est nécessaire à mon amie pour faire le tri dans ce qui tourbillonne en elle : la colère, la peur, l’incertitude, entre autres. La lumière éclaire son visage lorsqu’elle me répond d’une voix douce :

— C’est vrai, JFK, j’avais oublié.

Je souris en l’entendant utiliser le surnom que mes copines emploient lorsqu’elles estiment que j’assure dans un domaine.

— Peut-être qu’il va enfin se mettre une corde au cou, le con…

Interloquées, nous nous retournons vers Louise qui sirotait jusque-là son verre d’eau citronnée apporté à notre arrivée dans le restaurant. C’est Maracujà qui éclate de rire en premier, nous entraînant dans son sillage de bonne humeur.

— Tout ce que je veux, c’est qu’il me laisse passer des vacances tranquille, affirme-t-elle d’une voix forte. OK, c’était pas fin de notre part, cette photo dans les cabines d’essayage, mais c’est pas une raison pour réagir comme ça, si ?

Mara cherche un soutien, mais nous nous sentons toutes un peu couillonnes. Enfin, Teresa et moi, parce que Louise, elle s’en contrefout. Que Pierre fasse partie du décor ou non est transparent pour elle. Je m’en veux d’avoir houspillé la jeune divorcée sur le sujet lors des achats de maillots et d’avoir utilisé mon téléphone pour créer l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Teresa doit certainement regretter son show de pom pom girl devant les rayons de bikinis pour encourager Maracujà à autoriser l’envoi du message. Pierre est toujours amoureux de sa princesse guarani, on le sait. Seulement, il a été si vénal durant la procédure de séparation que nous le chatouillons sur les questions de fric dès que nous le pouvons. Alors que s’est-il passé ce jour-là pour qu’il réagisse différemment ?

— On peut se joindre à vous, Mesdames ?

Leo, flanqué de trois hommes d’un certain âge – ou d’un âge certain – nous adresse un sourire resplendissant. Ses yeux noirs charmeurs et insondables balaient le corps de la femme qu’il convoite pour partager plus qu’un repas, si mon radar à dragueurs n’est pas en panne.


Chapitre 21 – Un harpon dans le cul d’une baleine

D’un claquement de doigts savant, Leo fait installer une table à côté de la nôtre, sur laquelle quatre couverts sont rapidement dressés, comme par enchantement. Les hommes de poker se posent, satisfaits de la tournure que prennent les évènements. Eh ben, mes cochons, si vous vous faites des idées, vous n’allez pas être déçus ! Maracujà a peut-être le feu aux fesses, mais ce n’est pas le cas de tout le monde dans notre petite assemblée. Je rigole d’observer le vieux tout tassé reluquer notre Louise qui reste de marbre à une coudée de lui.

— Psssttt, Cal, vise un peu le tout moche qui veut faire du gringue à Pitt ! chuchoté-je à l’oreille de Teresa assise à ma droite.

Mon amie n’a pas le temps de me répondre qu’elle se fait séduire par Mara pour un échange de place, et voici l’Amérindienne qui siège à quelques centimètres du beau Leo. Maligne la gonzesse !

— La plus jolie panthère du complexe, fait l’homme vêtu de blanc à une Maracujà qui pouffe comme une jeunette, alors que le serveur vient prendre la commande.

Nous nous décidons tous les huit pour un plat unique, certains optant pour du poisson, d’autres pour une volaille grillée. Le vin et l’eau inscrits sur le calepin de l’employé, les présentations se font. Leo se penche vers nous pour nous indiquer que celui que j’ai étiqueté nain rabougri assis en face de lui s’appelle Alexandre, lequel a Jack à ses côtés. A la droite du Cubain, Eunji se courbe pour nous saluer. De notre côté, Maracujà prend naturellement les choses en main et nous nomme à tour de rôle, par nos prénoms dans un premier temps, puis par nos surnoms, parce qu’en arrivant à Louise, c’est « Pitt » qui lui échappe.

Parfait premier sujet de conversation, l’histoire de nos sobriquets fait fureur. Celui de l’oratrice est plutôt simple et évident, alors que celui de Louise a son petit effet, forcément. Une mamy de 76 ans taciturne – qui ne daigne pas les regarder depuis le début des échanges – portant le patronyme d’un acteur sexy et le diminutif d’une race de chien féroce, c’est divertissant. Celui de Teresa donne un peu plus de fil à retordre à nos bellâtres sur le retour. Pour comprendre, il faut aller du côté de la sœur qui porte son prénom, bien connue de par le monde, et de réduire le nom canonique qui lui a été attribué. Sa ressemblance avec notre Cal et des grandes soirées arrosées nous ont amenées jusqu’à cette référence bien personnelle.

Quand vient mon tour, je constate que Jack, le ténébreux poivre et sel, s’avance ostensiblement pour écouter. Mara démarre par le classique Jackie, ce qui fait hocher la tête à mon nouvel admirateur, qui apprécie manifestement la coïncidence de nos pseudonymes. Mon extravagante copine ne s’arrête pas en si bon chemin et glisse mon nom de guerre. Il est utilisé dans les grandes occasions, lorsque je parviens à bout d’une prise de bec entre nous ou que j’arrive à négocier quelque chose de particulièrement ardu, par exemple.

— Jacqueline Françoise Kroutchinkine, JFK ! s’exclame Leo. Comme c’est bien trouvé, n’est-ce pas ?

Ses trois acolytes acquiescent avec vigueur, le sourire aux lèvres et les yeux appréciateurs. J’ai soudain la désagréable sensation que nous sommes quatre morceaux de bidoche à une foire à la viande organisée par ces messieurs.

— Les filles, on mange et on va se faire cette petite sieste au soleil comme on avait prévu ? dis-je lorsque les plats apparaissent devant nous, toujours comme par magie.

J’ai beau me tourner dans toutes les directions, aucune trace d’un quelconque serveur. Ils sont forts dans ce restaurant. En même temps, Kulinarium, ça fait pas un peu magique et enchanteur ?

Teresa me soutient en agitant furieusement sa tête de bas en haut et un coup de canne de Louise nous indique qu’elle abonde en mon sens. Maracujà soupire, mais se rallie à la cause commune. La seule règle que nous nous sommes imposée les unes et les autres avant de partir, c’est de ne pas se défiler pour les éléments du programme validés avant notre arrivée.

Jack prend la parole avec un timbre rauque, celui qui file la chair de poule lorsqu’on l’écoute trop fort ou près de son oreille :

— Mesdames, si je puis me permettre, une soirée dansante est donnée en l’honneur des nouveaux arrivants, près de la piscine principale. Thème jazz et java… ça vous tente ?

Ses yeux clairs dont je n’arrive pas à distinguer la couleur d’ici se fichent dans les miens, comme un harpon dans le cul d’une baleine. Cet insecte qui opère une percée dans mon estomac, il est réel ou imaginaire ? Portant une main à mon ventre, je m’aperçois que je n’ai ni répondu ni quitté Jack du regard. Je froisse le devant de ma tunique pour faire taire le petit animal que l’homme aux cheveux poivre et sel a installé au creux de moi.

J’entends Maracujà accepter l’invitation, provoquant une scission de mon corps. Le bas partage l’envie de Mara, le haut crie que ce n’est absolument pas raisonnable. Je fais face à Teresa et l’interroge silencieusement. Elle n’a qu’un haussement de sourcils à me proposer, merci bien. Inutile de chercher du soutien chez Louise. Elle est murée dans le contenu de son assiette qu’elle avale à grand bruit, faisant rire son voisin de table que l’on pourrait imaginer en pleine convulsion tant ses épaules se secouent dans tous les sens. Je respire fortement et reprend la dégustation de mon succulent plat, un poisson blanc cuisiné thaï, d’une saveur incomparable.

Je suis soulagée lorsque nous prenons congé de nos invités surprises. En parcourant le labyrinthe des couloirs de l’hôtel, j’analyse la situation. Je n’ai pas peur de céder à la tentation, ça, c’est certain. Mais je ne comprends pas comment l’énergumène a réussi son coup en un regard, un hochement de tête et une phrase. Inconcevable. Affublée de mon maillot de bain motif zèbre, ma serviette fuchsia sur l’épaule, j’accompagne mes trois copines pour une séance bronzette de fin d’après-midi. Les meilleures.

Les clients de l’hôtel se retournent sur notre passage, rendant Maracujà très fière. Ses conseils vestimentaires font fureur. Ou alors on a l’air de potiches qui se prennent pour des gamines de 15 ans. Je préfère ne pas y penser, me sentant parfaitement bien dans cette tenue légère qui couvre tout ce qu’il faut cacher, et c’est bien là le principal.

Je passe un excellent moment à me dorer la pilule en compagnie de mes amies. Le soleil est doux, l’atmosphère fraîche, les vacances ne pouvaient pas mieux démarrer. J’en aurais oublié Pierre si le téléphone glissé dans mon sac en osier n’avait pas rappelé sa présence.

C’est un texto de Mikhaïl qui aimerait être rassuré et qui me propose un Skype grâce à Laureline qui viendra le lendemain matin. Je réponds en corrigeant sans cesse mes coquilles. L’astre solaire a beau être délicat, il ne m’en éblouit pas moins malgré mes lunettes teintées.

« Micha, je suis heureuse d’avoir de tes nouvelles. Une journée plage est prévue demain, mais nous partons vers 10 heures. Je serai ravie de passer un petit moment avec vous, une heure avant si ça te convient ? Tout s’est bien passé en tout cas, merci. Ta Jackie. »

Étrangement, j’ai un pincement au cœur en écrivant ces derniers mots.


Chapitre 22 – Jetez un coq dans une bassecour

Lorsque nous arrivons à l’heure indiquée par Jack, un groupe local de musique et de danse anime la pré-soirée. La moitié de l’hôtel doit déjà être installée aux tables mises à disposition autour de la piste aménagée entre deux bassins d’eau à faire rêver n’importe quel urbain. Les filles et moi slalomons entre les clients assis et apercevons rapidement une douzaine d’hommes drôlement bien habillés vers le fond de l’espace extérieur dédié à l’activité du moment. L’ambiance y semble festive et une réservation pour quatre avec un énorme écriteau qui le précise jouxte leurs tables. Leo se lève prestement à notre vue et dépose un bécot sur la joue de Maracujà, resplendissante dans sa robe courte en lamé doré.

— Vous voici enfin ! Nous vous avons gardé une place près de nous. Si ça vous convient, bien sûr ? s’empresse-t-il d’ajouter en voyant ma tête renfrognée.

Évidemment, c’est aimable à notre chevalier cubain d’avoir pensé à nous, surtout qu’il n’y a aucun emplacement disponible pour notre petite troupe aussi proche de l’animation que la table qui nous attend. Cependant, l’idée de partager toute une soirée avec douze énergumènes à l’humour plus ou moins douteux et aux plans drague lourds ne m’enchante pas tout à fait. J’accompagne néanmoins mes amies qui ont pris possession des lieux en m’asseyant en bout de table pour limiter toute interaction avec le danger. Nous avons de toute façon convenu que nous ne traînerions pas, le voyage nous ayant épuisées.

Je profite de l’attente pour commander nos boissons en admirant les divines danseuses qui manient éventails en plumes et jupons colorés avec grâce. Leurs partenaires athlétiques ne sont pas en reste, tournant autour des percussionnistes et des instruments à cordes dont la musique emplit librement l’air clément de la nuit étoilée. Je prends une profonde inspiration, car la vie ne peut pas être plus douce qu’à cette seconde. La détente envahit mon corps, invitant mes pensées à vagabonder au gré des mouvements rythmés qui me sont offerts par les artistes doués. Je pars loin, sur une plage, allongée au soleil couchant, avec une main qui serre la mienne, des doigts bronzés, un pantalon en lin beige… un timbre rauque…

— Jackie ? Vous êtes avec nous ?

Une voix de publicité pour café me sort de ma torpeur avec difficulté. Je regarde autour de moi, hébétée. Une serveuse m’observe, souriante, semblant attendre quelque chose de moi que je ne saisis pas. Je pivote la tête et Jack me fait face, alors que Teresa occupait cette chaise une seconde auparavant. Je ne comprends plus rien. J’ai besoin d’un certain temps pour finir de remettre mes idées en place.

— Un… une… un Virgin mojito s’il vous plaît, bredouillé-je à grand peine. Merci, vous êtes bien aimable !

La jeune fille opine pour me signifier qu’elle a enregistré ma commande, puis disparaît de mon champ de vision. Je distingue enfin Teresa en train de faire quelques pas de danse en compagnie d’Eunji, qui la guide d’une main. À ma gauche, Mara est en pleine conversation avec Leo, cinq centimètres seulement séparant leurs visages. Je pense avoir le pieu pour moi toute seule cette nuit. Louise, assise à ma diagonale, tape alternativement du pied et de la canne, soutenant le tempo des musiciens. Mon palpitant se gonfle de bonheur en l’imaginant dans une telle joie. Même le vieux rabougri qui se colle à elle ne paraît pas altérer sa bonne humeur. À moins que…?

— Choix judicieux, Jackie. Je peux vous appeler Jackie ?

— Bien sûr, Jack, réponds-je en insistant sur son prénom.

Mais qu’est-ce qui me prend ? J’ai la sensation de poursuivre ma rêverie de tout à l’heure. N’importe quoi. Ressaisis-toi Jacqueline ! Je ferme les yeux pour m’y aider quand une main vient saisir celle que j’ai posée sur la table.

— Jackie, vous allez bien ? s’enquit le séduisant poivre et sel aux iris bleus, maintenant que je peux les admi… les discerner.

— Oui, oui, merci. Je suis juste un peu fatiguée du voyage. Onze heures de vol, c’est bien long à mon âge…

— A 60 ans à peine, on peut tout se permettre, voyons ! me lance le redoutable dragueur.

Je ne peux pas m’empêcher de glousser comme une dinde. C’est notre marque de fabrique aux copines et moi, je le crains. Jetez un coq dans notre basse-cour et la transmutation en mangeuse de graines est instantanée. Je lève les yeux au ciel, dépitée par ma mièvrerie, puis m’emploie à remettre Jack sur la bonne voie :

— 72, cher ami. Septuagénaire, mariée et trois fois grand-mère.

Mais pourquoi je lui précise tout ça ? « Parce que tu ne veux pas te faire séduire, Jacqueline ! » me réprimande Mikhaïl en mon for intérieur. Oui, bien sûr, mais… flirter n’a jamais été puni par les lois canoniques, si ? Je toussote pour retrouver une contenance et savoure la réponse de mon nouvel allié, joueur de poker. Nouvel allié, tout à fait, titre gagné grâce à son savoir-faire en relations humaines, voilà tout.

— Vous ne les faites pas, et vous le savez, rit-il en illuminant littéralement son visage.

Je pince mon avant-bras gauche pour chasser les vilaines images qui me viennent à l’esprit et qui incluent une plage, un coucher de soleil, un pantalon en lin beige… que mon interlocuteur porte. Je peux le vérifier lorsqu’il se lève, me tendant sa main dans une invitation à danser sur les premières notes d’un morceau de jazz. Je n’ai absolument pas remarqué le changement de groupe, encore un mystérieux tour de passe-passe inhérent à l’île, j’en suis sûre.

Sans réfléchir, je m’extirpe de ma chaise pour suivre le dom Juan, croisant mon Virgin mojito qui est déposé à ma place et que je ne toucherai pas de la soirée. Durant plus d’une heure, je vais virevolter, tournoyer et me cambrer dans les bras de Jack, danseur émérite qui a totalement réussi à estomper mes lacunes dans le domaine. Ma robe patineuse blanche me bat les jambes au gré de nos circonvolutions. Les yeux dans les yeux, nous passons dans un univers parallèle. C’est Louise qui s’éloigne à pas de loup, et dont je remarque l’éclipse par hasard, qui me fait revenir sur Terre.

Ni à contrecœur, ni soulagée de mettre un terme au corps à corps – en tout bien tout honneur – avec Jack, j’accompagne Pitt qui a sonné le rappel. Je tourne la tête pour garder un contact visuel avec l’homme qui m’a fait oublier le temps qui passe, mon mari et mes copines. Mes copines ! Je cherche frénétiquement Maracujà et Teresa des yeux en arrêtant Louise dans son élan.

— Bécasse ! Maracujà est partie il y a une heure avec l’autre couillon qui se prend pour un mafieux d’Amérique du Sud. Teresa est rentrée, malade comme un chien, la vioque ! J’l’avais pourtant prévenue que les dégénérés de l’hôtel savaient pas préparer la Tequila Sunrise comme Mara, mais elle a pas voulu écouter la bique, tu penses…

Je n’entends pas le reste des paroles de Louise qui s’éloigne déjà sur un des sentiers marbrés qui mènent aux chambres. Je me retourne pour échanger une dernière œillade avec Jack, mais il a disparu. Je me sens méprisable d’avoir espéré ce contact avant d’aller me coucher. Pauvre Micha.


Chapitre 23 – Un partout, la balle au centre

Dormir seule dans un très grand lit, c’est super chouette et ça donne des nuits plutôt réparatrices. C’est affamée de n’avoir rien mangé la veille, mais guillerette, que je me lève vers 8 heures, après avoir repris tout le sommeil grugé durant mon trajet en avion effectué en charmante compagnie. Je pose les pieds au sol sans une grimace. L’air marin sans doute. Je le sens opérer des changements positifs en moi et amener une brise de légèreté qui fait du bien, après toutes ces années de convenance et de traditions. J’aime Mikhaïl, mais parfois, son immobilisme m’étouffe.

Je n’oublie pas notre rendez-vous, mais pour l’heure, à des milliers de kilomètres de lui, c’est à la journée à venir que je pense : un solide repas et la plage qui borde les bâtiments de l’hôtel. Accessible à tout moment, aujourd’hui elle sera dotée d’un animateur que je connais bien pour avoir discuté de longues heures avec lui. Damien est chargé d’y organiser différentes activités aquatiques ou ensablées. Curieuse de découvrir le programme que nous aura concocté le pétillant jeune homme, et avec hâte de pouvoir échanger à nouveau avec lui, je me prépare en fouillant les placards investis la veille.

Un maillot nageur pour être libre de mes mouvements, un paréo de bouiboui de station balnéaire pour me la jouer midinette et une paire d’espadrilles confortables. Mon chapeau, mes lunettes de soleil, une bouteille d’eau minérale piquée dans le bar de la chambre, la crème indice 30, une natte, un bouquin au cas où… je pense être parée. Ah ! Mes mots fléchés ! Je tourne la tête pour observer le moindre recoin de la pièce afin de ne rien oublier d’autre, et tombe sur la sacoche du mini-ordinateur offert par mes enfants à mon anniversaire, en mars dernier.

Je passe par la salle de bains pour enfiler un bandeau que je place haut sur mon front. Ainsi, mes cheveux détachés ne glissent pas sur mes yeux et le rendu est plutôt agréable à regarder. Un petit coup de maquillage pour paraître fraîche et c’est parti pour finir de me rabibocher avec Micha. Après plusieurs tentatives infructueuses, j’appelle la réception pour que quelqu’un m’aide à installer le WiFi sur cette machine de malheur. Je l’ai jetée sur la console qui fait face au lit, au milieu des produits de beauté de Maracujà qui ne tiennent pas dans le meuble de la salle de bain. C’est Paul qui fait le déplacement, toujours avec ce sourire qui lui mange le visage et une prévenance à toute épreuve. Il est vraiment chou.

— Vous voulez bien patienter que je lance Skype pour vérifier que ça marche, Paul ?

— Mais bien sûr, Madame Kroutchinkine.

— Si je vous appelle Paul, faites de même s’il vous plaît ! Moi, c’est Jacqueline.

— Très bien, Madame Jacqueline.

Je ris de sa surenchère de courtoisie qui en devient attendrissante, puis me tourne vers le portable qui réclame un clic sur l’icône bleue et blanche. Ça mouline un temps fou, mais Paul, toujours debout, maintient son sourire Ultra Brite jusqu’à l’ouverture de la fenêtre des contacts. Je sélectionne « Micha et Jackie », puis écoute les sonneries dans le vide, jetant des regards gênés à mon sauveur que je mobilise plus que de raison. En une fraction de seconde, la grosse tête de mon mari apparaît à l’écran. Deux touffes de cheveux blancs auréolent son visage au milieu duquel son nez habituellement de taille normale devient énorme par l’effet de la caméra trop proche de lui.

— Si Madame Jacqueline n’a plus besoin… fait Paul en se courbant, ses yeux témoignant d’un fou rire réprimé.

— Bien sûr, merci, Paul ! réponds-je en le raccompagnant à la porte de la chambre pour lui glisser un billet dans la main.

Dans un clin d’œil, il me rend ma petite attention, me chuchotant que la Direction interdit d’accepter les pourboires et qu’il est venu m’aider avec plaisir. Je note dans mon carnet intérieur de me renseigner sur les salaires des travailleurs de cet hôtel.

— Jackie ! Jackiiie ! beugle Mikhaïl depuis l’ordinateur. Jacqueline, bon sang, où es-tu ?

— J’arriiive Micha !

Je me précipite sur le lit pour m’y asseoir confortablement, espérant que la distance soit suffisante pour ne pas ressembler au savant fou que mon mari était à l’ouverture de la conversation. Lui-même a reculé, certainement sur les conseils de Laureline que j’aperçois derrière lui.

— Ma grande petite-fille ! Comment vas-tu ma chérie ?

— Bien Mamine ! Et toi ? Pas trop fatiguée ? T’as pas l’air en tous cas !

— C’est l’atmosphère de l’océan, revigorante !

Un klaxon s’impatiente de l’autre côté de l’écran, les têtes de Laureline et Mikhaïl pivotent de concert, puis ma petite-fille se rapproche de la caméra, ce qui la clownise instantanément à son tour.

— Bisou Mamine ! Maman est là, je dois y aller ! Ça m’a fait plaisir de te voir !

— Moi aussi ma chérie, réponds-je à la jeune fille qui a déjà disparu.

Micha m’observe en silence. Un sourire de mon côté, un sourire du sien. Après toutes ces années de mariage, c’est bien la première fois que l’on ne trouve rien à se dire, ou au moins, que ça ne sort pas naturellement.

— C’était qui les dents blanches quand j’ai décroché ?

Surprise, je me rends compte que l’œil de ma caméra – qui ne fait que quelques millimètres – est quand même drôlement efficace. Et que Mikhaïl ouvre les hostilités.

— Un employé de l’hôtel qui m’a aidée à installer le WiFi, Micha. Et toi, comment tu vas ? Tu ne te sens pas trop seul ?

Il part d’un rire moqueur. J’arque un sourcil, dans l’attente d’un éclaircissement sur la nature de son hilarité. Il se calme en prenant tout son temps.

— Oui, oui, ça va, t’en fais pas, me nargue-t-il, conscient que je démasque toujours ses omissions.

Ce qui ne loupe pas.

— Micha, que me caches-tu ? Tu me dis pas tout, là !

Me revient en mémoire mon collé-serré de la veille avec Jack, ce qui fait monter le rouge à mes joues. Je croise les doigts pour que mon mari n’y voie que du feu et pense que mon agacement en est à l’origine.

— Toi aussi, tu me caches quelque chose, ma Jackie, tes yeux te trahissent, ils partent dans tous les sens comme quand tu triches à la pesée des condiments au supermarché…

Je m’offusque de son accusation totalement infondée. Je ne triche pas, je récupère mon dû, rien de plus. Ces voleurs de grande distribution s’en mettent plein les poches, inutile de faire leur jeu, n’est-ce pas ?

— Ça va, ça va… reprend-il, goguenard. Madame Morel est passée hier soir. Une bonne petite ratatouille, pas aussi savoureuse que la tienne, mais elle y travaille…

Il laisse sa phrase en suspens et je sens qu’il tait autre chose. Je décide de riposter afin de le pousser dans ses retranchements, énervée qu’il joue avec moi de la sorte. D’autant que Madame Morel n’était pas censé se pointer avant la semaine prochaine, la bougresse.

— Eh bien de mon côté, j’ai rencontré des gens intéressants… Dont Jack, avec qui j’ai passé une excellente soirée à danser…

Je lui en bouche un coin. Et pan ! Tu l’as pas volée celle-là !

— Ah oui ? C’est… captivant. Mais pas autant que Feiza qui m’a proposé une danse des sept voiles quand je l’ai croisée en allant chercher le courrier hier matin.

OK. Un partout, la balle au centre.


Chapitre 24 – La parfaite petite vieille

La langue de sable fin, bordée par l’océan d’un côté et une végétation exotique de l’autre, reflète avec force la lumière du soleil. Alors que je longe l’étendue d’eau salée, mes lunettes teintées ne sont pas assez efficaces pour m’éviter de froncer les sourcils. Ça n’arrange pas mes bidons : je m’interroge sur l’utilité de mettre de l’antirides si en parallèle le moindre rayon creuse les sillons de ma peau par ses UV et mes grimaces en réponse. Mon estomac enfin sustenté par un petit-déjeuner digne de ce nom grogne pour signifier que la digestion a commencé.

Encore sous le coup de l’annonce de Mikhaïl, mes divagations s’échappent des gargouillis de mon ventre pour se diriger vers le choix qui s’offre à moi. Jouer la partie que mon mari blessé par mon manque de confiance en lui tente de me faire accepter ? Ou apaiser le conflit en lui prouvant qu’il n’a rien à craindre de mon côté et qu’il peut bien faire ce qu’il veut, je ne céderai pas aux sirènes de la jalousie ? Avec un soupir qui solde mes pensées métaphysiques, je cherche du regard la troupe que je suis censée retrouver.

J’aperçois Teresa qui soutient Louise, leurs pas s’enfonçant au ralenti dans le moelleux du sol. Voir la patiente Cal protéger Pitt l’intraitable me fait sourire. Ce qui unit ces deux-là est plus fort que l’amitié. Un peu comme deux âmes qui se seraient trouvées dans l’adversité de la vie, se donnant l’importance qu’elles n’ont jamais obtenue et ressentie dans leurs existences respectives. Teresa la docile, mon alliée de vingt ans, que le mariage très classique et la maternité encore plus traditionnelle ont littéralement asséchée et Louise la secrète, abandonnée de tous, même si les filles et moi ne savons pas vraiment qui sont ces « tous ». Le cœur gonflé de reconnaissance à l’univers de les avoir mises sur le chemin l’une de l’autre, je les rattrape à vive allure.

Le sable, c’est traître. Même quand on croit que notre pied est bien assuré, la chute n’est jamais loin. Des grains minéraux plein la bouche et mes affaires éparpillées tout autour de moi, je réalise que j’ai quelque peu culbuté. Je me redresse le plus rapidement possible afin de limiter les regards d’apitoiement ou de moquerie à mon égard. Je les connais bien, ces œillades inquiètes qui font planer la fracture du col du fémur. Même les plus compatissantes, qui nous rappellent combien la fin est proche. La voix de la dernière opératrice Yves Rocher résonne dans ma tête alors que j’essaie de me relever sans y parvenir. Après m’avoir demandé mon âge pour ajuster sa vente, elle s’était exclamée : « 72 ans ? J’y crois pas ! Votre voix fait si jeune ! » Merci, mademoiselle, je n’avais jamais réalisé qu’avec mon nombre de balais, le timbre chevrotant était inclus dans la panoplie de la parfaite petite vieille.

— Jackie, vous vous êtes fait mal ?

Le ton qui me tire de ma rêverie – laquelle a retardé ma vaine tentative de sauver les apparences – n’est pas tremblotant, lui. Il me fait même penser à ces surfeurs d’océans, la planche contre leurs muscles comprimés dans leur combinaison moulante… Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Je divague alors que j’ai fini les quatre fers en l’air sur une plage bondée par les touristes de l’hôtel. La ménopause ne serait pas si loin derrière moi, je penserais que mes hormones me jouent une farce.

Mes lunettes de soleil se sont envolées pour atterrir dans le bazar qui m’entoure, ma vue est donc réduite par la force de l’astre solaire. Une main ferme se glisse sous mon aisselle et m’aide à me relever en douceur. Instinctivement, je remets mes tifs en place, retirant le bandeau qui ne sert plus à rien, dans un mouvement L’Oréal bien étudié.

— Voilà, plus de peur que de mal.

La voix est masculine et chaude. Jack. Mes paupières papillonnent pour ajuster ma vision. Je m’immobilise devant son visage hâlé, encadré de cheveux soigneusement entretenus, son regard azur bienveillant plongé dans le mien.

— Jackie, vous allez bien ?

Ça va devenir une manie entre nous cette question, je le sens.

— Oui, oui, Jack, merci. Et bonjour, complété-je avec un sourire plus assuré.

L’élégant homme s’affaire à remplir mon sac en osier de tout ce qu’il a perdu au cours de ma cabriole.

— Bonjour, Jackie, fait-il en se rapprochant de moi.

Une odeur que je connais bien vient chatouiller mes narines. Une fragrance que Micha a portée fut un temps. Ça repose instantanément mes pieds sur le sable et je m’éloigne de quelques pas en direction de mes amies qui ont atteint le groupe, indemnes, elles.

— Mêlons-nous aux autres, Jack !

C’est la pathétique phrase que je choisis pour me défiler. Je rejoins une dizaine d’hommes au style identique, quelques couples de tous âges et un second ensemble de personnages aux cheveux blancs. Les civilités d’usage effectuées, je converse rapidement avec Teresa et Louise, que je n’ai pas vues depuis la veille au soir, quand Damien apparaît au milieu de notre troupe de touristes. Derrière le moniteur, près des palmiers, une tripotée d’employés de l’hôtel installent des barnums pour le déjeuner qui fait partie de l’animation. J’espère qu’ils ne l’ont pas prévu trop tôt, parce que j’ai légèrement abusé des viennoiseries tout juste sorties du four à peine une heure plus tôt.

— Mes kuñas ! entends-je un peu plus loin sur la plage.

Maracujà, suivie de près par un Leo qui semble épuisé, marche d’un bon pas vers nous. Je me crispe dans l’attente de la cascade que je redoute, les mules de Mara soulevant à chaque déhanché de leur propriétaire une éphémère mini-tornade de sable. Mais notre Amérindienne est une artiste funambule. Peu importe son âge, sa tenue, la qualité du sol ou l’altitude de ses talons, elle maîtrise sa démarche chaloupée, vestige de son passé de mannequin vedette parisien. Une des pionnières noires dans le domaine de la haute couture. Gainée dans une robe de plage couleur pêche, elle est resplendissante. Son amant du jour, bermuda beige et polo blanc, arbore un grand sourire malgré ses traits fatigués. La nuit n’a pas dû être de tout repos.

— Mara, ma chérie, comment vas-tu ce matin ? lui demandé-je d’un air entendu.

— Mieux que tout ce que tu pourrais imaginer, ma Jackie, répond-elle avec un clin d’œil.

Tout le monde se dit bonjour à grand renfort d’exclamations et d’accolades. Damien rameute ses brebis :

— Chers tous, rapprochez-vous, que je vous explique le contenu de la journée dont je suis responsable, commence-t-il en s’inclinant. Je suis assisté de Cynthia, Loïc et Carmen pour vous accompagner ce matin sur un concours de pétanque, une partie de dessinez c’est gagné et un tournoi de volley. Ensuite, nous partagerons un déjeuner-animation plancha et nous enchaînerons par un temps calme pour faciliter la digestion. Enfin, pédalos, stand up paddle et baignade vous seront proposés afin de vous mettre en jambes pour la soirée !

Pour nous transformer en cadavres ambulants, oui ! Une rumeur de contentement parcourt néanmoins la foule autour de Damien, rayonnant dans son rôle de Gentil Organisateur. Une main que je connais bien désormais attrape la mienne et m’emmène vers la jeune fille assignée au registre de l’activité volley, comme son badge l’indique. Je lève les yeux et supplie Jack du regard. Moi, taper dans une balle ? Il ne m’a pas vu m’étaler de tout mon long sur le sable, ma parole ? Sans un mot, je refuse catégoriquement de la tête. Il affiche un air à la fois résigné et amusé, puis se dirige vers l’homme préposé au concours de dessin. Ah, voilà qui promet de bons moments.


Chapitre 25 – A venir…