Résumé
« Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. » Non mais c’est quoi ces conneries ? Du blabla de vieux qui se cherchent des excuses ? Manquerait plus que ça que je puisse pas faire ce que je veux, et quand je veux en plus. Si MikhaĂŻl ne souhaite pas se bouger, libre Ă lui. AprĂšs 48 ans de mariage, on peut bien se faire un petit plaisir solitaire : ce voyage de trois semaines Ă l’Ile Maurice avec ma bande de copines, je le ferai. Point.«
Chapitre 1 – Viens avec moi, petit chat…
Sa voix enchante mon oreille. Un timbre latin, dans les graves, chantant un air italien envoĂ»tant. Il s’interrompt trois secondes pour m’inviter : « viens avec moi, petit chat⊠» Des cheveux de jais mi-longs, assortis Ă une gueule d’ange que l’on a envie de dĂ©vorer, des yeux comme de la bouche. Une main dorĂ©e par le soleil me caresse la cuisse d’un geste nonchalant. Ma peau brille sous la lumiĂšre de cet Ă©tĂ© brĂ»lant. Ses doigts relient mes grains de beautĂ© du genou jusqu’Ă l’aine. Une chair de poule se manifeste, sans que j’en ressente les effets. Je me tourne vers son visage pour lui dire Ă quel point le moment est parfait.
Ses mirettes rayonnent du bonheur d’ĂȘtre en ma prĂ©sence, mais lorsqu’il ouvre la bouche pour me rĂ©pondre, c’est un son tonitruant qui en sort, comme une espĂšce de carillon. Une sonnerie. Une sonnerie⊠de rĂ©veil ? Une lutte intĂ©rieure s’ensuit, prĂ©sageant, comme Ă chaque fois, un lever d’une humeur dĂ©licieusement massacrante. Jackie veut rester couchĂ©e quand Jacqueline martĂšle que l’avenir appartient Ă ceux qui se lĂšvent tĂŽt. Oui parce qu’au cas oĂč ce ne serait pas clair, je ne suis pas sur une plage brĂ©silienne avec un Paulo qui me susurre des bruits de cloche Ă l’oreille, mais bel et bien au fond de mon lit dont j’ai beaucoup de mal Ă m’extirper.
J’ouvre un Ćil, celui de Jacqueline. Les rais de lumiĂšre voilĂ©e traversant la piĂšce m’indiquent que c’est bien le moment de me lever. Je ne sens pas le poids du fessier de MikhaĂŻl sur le matelas Ă cĂŽtĂ© de moi. Quel indĂ©crottable lĂšve-tĂŽt ! En mon for intĂ©rieur, Jackie bataille pour maintenir sa paupiĂšre close alors que le gai gazouillement d’un oiseau quelconque se fait entendre par-delĂ le volet rouge. Il n’en faut pas plus Ă ma sauvage Jackie pour dĂ©couvrir son iris bleu et prendre possession de ma bouche afin de jurer. AprĂšs le concert du merle nocturne qui a durĂ© prĂšs de trois heures, les oiseaux sont mis Ă prix chez les Kroutchinkine. Et la prime est d’un bon montant, je peux vous l’assurer. Je ne sais pas encore combien, mais la somme sera coquette.
Je rĂ©unis les deux parts de moi-mĂȘme pour Ă©tirer tous les membres de mon corps encore alangui sous les draps. Sans ce cĂ©rĂ©moniel, point de station debout fluide et lĂ©gĂšre, que nenni ! Je procĂšde comme la sophrologue me l’a appris : d’abord les orteils. C’est ainsi que dĂ©marre la production d’un concert de mon cru. Ca fait plusieurs annĂ©es maintenant que je l’ai appelĂ© « requiem d’un squelette doubiste ». Doubiste, ça veut dire originaire du Doubs. C’est le n°25 sur la liste. Pas de souci, ça me fait plaisir. Les dĂ©partements français, c’est ma marotte. Je sais, on n’apprend plus rien aux gamins de nos jours, alors la gĂ©ographie locale, pensez bien. Bref, j’en suis oĂč dĂ©jĂ ? Ah oui, mes panards. Enfin non, durant mon petit cours particulier de gĂ©o, je suis arrivĂ©e Ă mon bassin.
Moi non plus, je ne sais pas trop comment on Ă©tire un bassin, alors je me dandine comme je peux sur mon matelas devenu trop mou au fil des ans. Je termine par les doigts, mains, bras, tronc, cou, tĂȘte⊠oui, dans cet ordre. Arrive le moment oĂč je roule sur le cĂŽtĂ© pour laisser glisser mes jambes dans le vide et toucher le sol avec mes pieds. J’y arrive Ă chaque fois. Il paraĂźt que les ratĂ©s commenceront Ă la dizaine des huit. Je ne suis pas pressĂ©e. Du tout, du tout ! Un coup d’Ćil au rĂ©veil et lĂ , horreur ! J’aurais dĂ» le regarder avant au lieu de faire ma maligne avec mes Ă©tirements⊠Je devrais dĂ©jĂ ĂȘtre dans la salle de bain pour ma toilette du matin. Ăa va ĂȘtre impossible Ă rattraper, ça.
Assise au bord du lit, j’entends l’homme qui entre dans la chambre.
â Jacqueline, ma chĂ©rie, il est l’heure de te lever⊠minaude-t-il Ă l’entrĂ©e de la piĂšce.
â Micha, tu ne vois pas que je suis assise au bord du lit ?
Un éclair éblouissant me brûle les rétines. Cet abruti a allumé le plafonnier ! Le cumul merle chanteur qui a différé mon sommeil / réveil douloureux qui me met en retard me rend immédiatement agressive.
â MikhaĂŻl ! Je suis dans l’obscuritĂ© depuis que j’ai ouvert les yeux, qu’est-ce que tu cherches Ă faire bon sang ? A m’aveugler ?
â Ma douce Jacqueline, et pour quoi faire au juste ? Me transformer en chien-guide ? Non merci, rĂ©pond-il en faisant le tour du lit avant de dĂ©poser un baiser sur mon front ridĂ© par la nuit et le temps qui passe.
Avec une profonde respiration, je lui rends sa marque d’affection quotidienne par mon traditionnel bĂ©cot sur sa joue mal rasĂ©e. Depuis le premier jour de sa retraite, mon mari prend un soin mĂ©ticuleux de sa pilositĂ© faciale. Ca fait roots, selon lui. Quand Google a bien voulu fonctionner pour me traduire la nouvelle lubie de MikhaĂŻl, je n’ai pas bien compris ce que les « racines » venaient faire dans l’Ă©quation, mais il Ă©tait hors de question que je pose la question Ă Micha, je ne lui aurais pas fait ce plaisir, ça non ! Heureusement, Laureline est arrivĂ©e telle ma chevaliĂšre des temps modernes, parfaitement bilingue et fiĂšre de mâapprendre qu’il s’agit en fait d’une expression anglaise pour dire « brut, naturel ». Enfin, si j’ai bien retenu la leçon. Je me demande encore d’oĂč Micha peut sortir ce mot, en revanche. Je note dans mon carnet intĂ©rieur de lui poser la question Ă la prochaine gueulante.
Mes pieds posĂ©s bien Ă plat sur le plancher, je me mets doucement en branle. La pensĂ©e fugace que ce mot fait beaucoup rire mes petits-enfants quand je l’utilise me tire un sourire attendri. Je m’amuse de leur immaturitĂ© couplĂ©e Ă une rĂ©activitĂ© stupĂ©fiante, que je ne manque pas d’alimenter, utilisant ce don Ă toutes les sauces. Tiens, l’amalgame de ce dernier mot avec le premier me fait carrĂ©ment rire. Je pouffe doucement, revers discret de mon hilaritĂ© intĂ©rieure.
Quelque chose attire mon regard. Je scrute mes cuisses, dĂ©tectant une anomalie sans arriver Ă la dĂ©finir. Ma peau ! Elle devrait ĂȘtre lisse et lumineuse, non ? Comme lorsque sa main dorĂ©e par le soleil est venue⊠le raisonnement s’Ă©tiole Ă mesure que la rĂ©alitĂ© reprend ses droits : non, Ă 72 ans, je ne peux dĂ©cemment pas avoir la peau des guiboles aussi fraĂźche que dans mon faux souvenir fabriquĂ© par une nostalgie galopante.
Dans un soupir qui se transforme en une grossiĂšretĂ© mettant Ă l’honneur le plus vieux mĂ©tier du monde, je prends la direction de la salle de bains alors que ma nuisette redescend tranquillement sur mes fesses aplaties par les annĂ©es. Je dois avouer qu’avoir perdu un peu de la graisse qui m’empĂȘchait de fermer certains pantalons m’arrange bien pour m’habiller aujourd’hui⊠mais c’est aussi moins Ă©vident de poser mon sĂ©ant sur une surface dure. Oui, oui, la 3Ăšme Ăąge croisĂ©e au concert en plein air de Ben l’Oncle Soul l’Ă©tĂ© dernier avec un coussin Ă la main, c’Ă©tait moi. Toutes les personnes qui utilisent cet accessoire grand confort n’ont pas forcĂ©ment des hĂ©morroĂŻdes, voyons !
AprĂšs une douche aussi rapide que ma mise en route, je ravale la façade. CrĂšme hydratante Ă peine teintĂ©e mĂȘme pas antirides â j’ai lĂąchĂ© l’affaire il y a une dĂ©cennie â une petite touche de mascara et un trait de crayon anthracite pour souligner le regard, quelques tapotements de rouge Ă lĂšvres corail et zou ! Direction la penderie.
Chapitre 2 – Je suis une bombe atomique
Ăa m’amuse toujours Ă©normĂ©ment de traverser la maison Ă poil. C’est un petit jeu que j’aime mener de bon matin, sachant que MikhaĂŻl, pudique notoire, a mĂȘme du mal Ă se dĂ©vĂȘtir devant moi pour enfiler un maillot de bain.
En remontant le couloir, j’entends Julien Courbet qui braille dans la cuisine, tentant, je crois comprendre, de faire plier un employeur vĂ©reux. Entendons-nous bien : le journaleux racoleur, dĂ©fendeur de la veuve, de l’orphelin et des dĂ©munis, n’est pas techniquement dans ma cuisine, mĂȘme si le volume sonore qui s’en Ă©chappe pourrait le laisser penser. Non, c’est Micha, mon dĂ©sespĂ©rant bonhomme, qui non seulement refuse d’ĂȘtre appareillĂ©, mais qui en plus Ă©coute des Ă©missions ringardes Ă la radio.
Il apparaĂźt soudain dans mon champ de vision et me lance un coup d’Ćil. J’en profite pour lui faire un coucou de la main avant de lui balancer un shimmy* de la poitrine dont j’ai le secret. Il lĂšve les yeux au ciel avec une moue dĂ©solĂ©e, puis secoue la tĂȘte. Mission accomplie ! Je parcours les cinq derniers mĂštres qui me sĂ©parent de la chambre en chantonnant, tout sourire d’avoir menĂ© Ă bien ma provocation puĂ©rile.
â Listen baaaaabyâŠ. Ain’t no moutain high, ain’t no valley lowâŠ
Je ne remercierai jamais assez la professeure de danse moderne qui a donnĂ© de son temps Ă l’association municipale qui gĂšre le club du 3Ăšme Ăąge. Teresa, que je connais depuis plus de vingt ans, a insistĂ© pour m’y emmener lorsque les septante sont arrivĂ©s sur mon gĂąteau d’anniversaire. Si la plupart des ateliers qui y sont proposĂ©s relĂšvent du pur clichĂ© gĂ©nĂ©rationnel â bridge, bingo, couture, pĂ©tanque et j’en passe â certaines activitĂ©s se sont rĂ©vĂ©lĂ©es d’une fraĂźcheur inattendue. Le cours de danse de Samantha par exemple, mais aussi l’initiation Ă la photo de GaĂ«l et les cours de finger food de DorothĂ©e.
â if you neeeed me, caaaall me, no matter where you aaaare, no matter hooow faaarâŠ
C’est pour me rendre Ă la sĂ©ance de boustifaille du jour que j’essaie de m’activer Ă l’apprĂȘt de ma personne. Me prĂ©parer en plusieurs temps est une habitude que j’ai adoptĂ©e il y a plus de quarante ans, quand je travaillais encore et que je n’Ă©tais pas simplement « la femme du bijoutier », puis « la femme du bijoutier retraitĂ© ».
Une façon de savourer ce moment de la journĂ©e qui m’est exclusivement rĂ©servĂ© ; un pied hors du lit, puis un autre, un rĂ©veil aqueux dans la salle de bains, une mise en beautĂ© pour rafraĂźchir mon teint – et rĂ©conforter mon moral – le choix minutieux de mes vĂȘtements, puis le domptage de mes tifs, Ă l’origine blonds et fougueux. Aujourd’hui, c’est un crin d’une blancheur Ă©clatante qui fait ressortir mes yeux vairons. D’ailleurs, la coupe dont MaracujĂ m’a gratifiĂ©e la semaine derniĂšre est une merveille : dans l’air du temps et simple Ă remettre en ordre.
â Ain’t no moutain high enough⊠ain’t no valley low enough⊠ain’t no river wild enoughâŠ
Je croise mon reflet en train de meumeumer dans le miroir de la penderie réalisée suivant mes plans. Enfin un dressing digne de ce nom, qui peut contenir toutes nos affaires sans les froisser ou en perdre quelques-unes dans ses méandres. Je le trouve élégant, disposé tout le long du mur, dans son bois acajou qui fait ressortir les huisseries et barres de suspension dorées. Chacun sa glace : moi à gauche, Mikhaïl à droite. Nos godasses sont alignées sur les cinq mÚtres de rayonnages et au milieu, une large colonne de tiroirs parfait le design du meuble sur-mesure.
Pratique, esthĂ©tique, spacieuse⊠Je suis amoureuse de ma crĂ©ation, au point que Micha m’a surnommĂ©e Docteur Jackie-Frankie. Dois-je en conclure qu’il me trouve des similitudes physiques avec un savant fou ? J’ai prĂ©fĂ©rĂ© Ă©luder la question quand le surnom a fusĂ© la premiĂšre fois. AprĂšs tout, c’est lui qui a choisi de traĂźner ses guĂȘtres avec un gĂ©nie crĂ©atif forcenĂ©.
J’opte pour une tenue dĂ©contractĂ©e : pantalon fluide noir, chemisier rose poudrĂ© et ballerines beiges. AprĂšs avoir enfilĂ© mes vĂȘtements et terminĂ© le tube de Marvin Gaye qui m’a mise de trĂšs bonne humeur, je glisse un sautoir vermillon Ă mon cou. L’inspection se termine avec un coup de brosse rapide sur la superbe coiffure made by ma meilleure amie depuis des dĂ©cennies. Mon double me sourit de toutes ses jolies fausses ratiches bien alignĂ©es. Ce visage est lumineux ! Par la constellation d’Orion, le rĂ©sultat est sans appel : je suis une bombe atomique.
Une bombe un peu flĂ©trie, c’est vrai, mais des femmes de mon Ăąge qui ont cette allure-lĂ , je n’en connais pas beaucoup. Rien qu’au club qui doit accueillir les trois quarts des plus de 65 ans de la ville et de ses environs, en toute objectivitĂ©, il n’y a que Feiza qui m’arrive Ă la cheville. Si on aime les orientales, cela va de soi. Sa criniĂšre auburn dont la couleur est savamment entretenue par une sorciĂšre de sa famille fait baver tous les vieux de l’amicale. Comme elle ne marche pas sur mes plates-bandes â comprendre assister aux ateliers que je frĂ©quente – je tolĂšre sa prĂ©sence sans moufter.
Oui, je connais la chanson : « elle est mariĂ©e, quand mĂȘme, qu’est-ce qu’elle s’occupe de vouloir plaire, et Ă son Ăąge en plus, alors qu’elle a plus besoin de se prĂ©occuper de ça, elle ferait mieux de passer plus de temps avec les lardons de ses mioches, et patati et patata⊠» Cette rengaine, je la connais par cĆur ! C’est celle que me sort MikhaĂŻl, que me serinent mes deux insupportables filles adorĂ©es, la quasi-totalitĂ© des copines de l’amicale et en fait⊠toute la sociĂ©tĂ© d’aujourd’hui.
Mon fils a la dĂ©cence de ne pas aborder ce sujet qui fĂąche â je crois qu’il aime trop sa daronne â et mes trois amies proches sont de la mĂȘme veine que moi, heureusement ! Sinon on aurait vite fait de croire qu’on perd la boule Ă simplement vouloir prendre soin de soi et se sentir sĂ©duisante, mĂȘme ĂągĂ©e de 72 ans. Ne dit-on pas que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes ? Attention, loin de moi l’idĂ©e de me laisser pĂ©nĂ©trer par qui que ce soit ou quoi que ce soit. Je dois confesser que ces choses-lĂ ne m’intĂ©ressent plus depuisâŠ. Au moins tout ça.
Non, ce que j’aime moi, c’est le petit frisson provoquĂ© chez l’autre par la senteur d’un parfum qui embaume sur son passage. C’est l’Ćil qui frise d’un dĂ©colletĂ© plongeant garni de beaux melons ou d’une pilositĂ© virile. Ce sont ces messes basses quand une toilette met parfaitement en valeur sa ou son propriĂ©taire. C’est le soupir entendu sur le passage d’un fessier dĂ©licat ou les gloussements d’apprĂ©ciation d’un joli mot. Ce que j’aime, c’est la dĂ©licatesse et le pouvoir de la sĂ©duction. Feiza doit savoir de quoi je parle, elle : j’aime l’idĂ©e de plaire, et Ă tout Ăąge.
â Micha, je vais au club pour l’atelier finger foodâŠ
Je m’interromps : mon mari, confortablement installĂ© dans son fauteuil tĂ©lĂ©commandĂ© au centre de la salle Ă manger, est hypnotisĂ© par Thierry Beccaro qui dĂ©roule le programme de son Ă©mission de fin de matinĂ©e. Il n’a pas daignĂ© tourner la tĂȘte Ă l’Ă©noncĂ© de son prĂ©nom. Qu’il en soit ainsi. Je prends mes clĂ©s, mes cliques et mes claques, puis ferme la porte sans une parole de plus.
Chapitre 3 – Rock’n’roll Baby !
DorothĂ©e est divine. Non seulement elle sait parler, faire et dĂ©guster la cuisine comme personne, mais en plus elle est d’une voluptĂ© Ă faire frĂ©mir un mort. L’activitĂ© Finger Food, c’est son idĂ©e. Intelligente la nana quand mĂȘme. Elle avait rĂ©ussi Ă rameuter tous les mĂąles de l’amicale lors de son premier cours. Ils Ă©taient vingt-neuf. Nous – les femmes – n’avions mĂȘme pas poser un orteil dans la piĂšce et il n’y avait d’ingrĂ©dients que pour quinze. Un sacrĂ© bazar. Bien entendu, ça n’a pas durĂ©. Quand ces messieurs se sont aperçus qu’il fallait vraiment cuisiner – et pas seulement reluquer la demoiselle sous toutes les coutures – l’affaire s’Ă©tait gĂątĂ©e. Il n’est plus restĂ© que nous, les bougresses qui souhaitions changer du sempiternel bĆuf mode du samedi midi.
En arrivant dans la salle qui abrite notre atelier du jour, je dĂ©couvre les quelques copines qui ont encore suffisamment de cervelle pour utiliser un couteau autrement qu’en menace ultime pour choisir le programme tĂ©lĂ©. Mon amie Louise, fidĂšle Ă elle-mĂȘme, est assise dans un coin, ses lunettes de soleil sur le pif. Je ne trouve pas Teresa dans la douzaine de participantes qui s’affairent Ă nouer leurs tabliers. Notre animatrice se tient dans le fond de la salle, occupĂ©e Ă contrĂŽler la bonne mise en Ćuvre des tables installĂ©es par les services techniques de la mairie.
Ces oisifs font rarement leur travail correctement, c’est le moins qu’on puisse dire. Etrangement, de nets efforts ont pourtant Ă©tĂ© constatĂ©s depuis quelques mois, mais uniquement lorsqu’ils interviennent pour DorothĂ©e. Je me demande si le fait que le chef de ces fainĂ©ants soit tombĂ© nez Ă seins avec notre dĂ©esse culinaire n’y est pas pour quelque chose. Quoi qu’il en soit, la panthĂšre des Ăźles qui me sourit en s’avançant vers moi a une classe folle ce matin encore. De quoi faire chavirer mon cĆur hĂ©sitant. Ca ne loupe pas, je tachycarde quelques secondes.
Sa combi-pantalon rouge la rend sexy en diable et fait ressortir son teint chocolatĂ©. Une vraie dĂ©esse. Et gourmande par-dessus le marchĂ©. Lorsque nous partageons nos crĂ©ations Ă l’issue du cours, elle ne donne pas sa part au chien. Tout pour plaire cette jeune femme. En tous cas, moi elle m’a tapĂ© dans l’Ćil. Si j’avais eu quelques dĂ©cennies de moins⊠Enfin bref.
DorothĂ©e me claque la bise, faisant danser ses longs cheveux tirebouchons qui rayonnent autour de sa tĂȘte, et m’invite Ă prendre place pour le dĂ©but du cours. Ăa tombe bien, je meurs de faim, car en dĂ©pit des remontrances rĂ©currentes des mĂ©decins qui m’ont accompagnĂ©e jusqu’Ă prĂ©sent, je n’ai jamais pris de petit-dĂ©jeuner. Sans appĂ©tit au lever, me bourrer de calories inutiles d’aliments qui ne font que m’Ă©cĆurer me semble complĂštement fou. RĂ©sistant contre vents et marĂ©es, j’ai bravĂ© le bon sens mĂ©dical et encore Ă ce jour, je ne me nourris qu’Ă partir de midi. En revanche, dĂšs 11 heures, j’ai la dalle. Inutile de chercher une logique, il n’y en a aucune.
Je me penche sur le menu concoctĂ© par notre instructrice en m’attachant les cheveux. Tartines d’avocat-Ćufs mollets pour la version salĂ©e, tartines banane-myrtilles-beurre de cacahuĂštes pour la version sucrĂ©e. Mes toubibs seraient ravis : saines, antioxydantes et⊠roboratives. Ce mot m’a toujours fait marrer, il fallait que je le place.
Sur mon passage, j’embarque Louise qui joue l’aveugle alors qu’elle y voit trĂšs bien. Louise, c’est l’ombrageuse de notre quatuor. Elle est la quintessence de nos facettes les plus sauvages, Ă MaracujĂ , Teresa et moi. Mais dans l’Ă©lĂ©gance s’il vous plaĂźt. Si une vacherie doit ĂȘtre exprimĂ©e, Louise s’en charge, et avec brio. D’ordinaire silencieuse, quand l’une de nous est en difficultĂ©, notre farouche dĂ©fenseuse cloue les becs mĂ©disants avec une virulence inattendue par l’adversaire. Louise, c’est notre pitbull Ă nous. Et comme c’est une grande fan de Brad, son petit nom dans notre bande, c’est Pitt, naturellement.
Chaque semaine, Louise s’installe Ă mes cĂŽtĂ©s pour le cours de cuisine qu’elle suit les bras croisĂ©s, en mode schtroumpf grognon. Ăa tombe bien, c’est le petit bonhomme bleu prĂ©fĂ©rĂ© de John, mon petit-fils de 7 ans. Alors quand Pitt tire la tronche pendant les activitĂ©s ou nos soirĂ©es filles, j’ai toujours une pensĂ©e pour mon chĂ©rubin. J’ai des copines en or.
Je noue un tablier autour de ma taille et Ćuvre doublement pour que Louise ait aussi son dĂ©jeuner. M’activer ainsi me rappelle mes tendres annĂ©es, quand il me fallait cuisiner une tambouille pour mes cinq frĂšres et sĆurs et moi-mĂȘme. Papa et maman travaillant tous deux dans leur petite mercerie parisienne, les repas ne se prĂ©paraient pas par magie. Et puis une aĂźnĂ©e, ça doit bien servir Ă quelque choseâŠ
â Jackie ? Jackie ! lance un accent crĂ©ole Ă croquer, ce qui me sort immĂ©diatement de ma rĂȘverie.
Le sourire Ă©clatant, DorothĂ©e me rejoint pour terminer la part de Louise. Son odeur est Ă©tourdissante, bien loin des effluves d’un parfum du commerce. Cette pensĂ©e me perturbe lĂ©gĂšrement et, trop absorbĂ©e par mon passage en revue des fragrances que je connais qui me permettraient d’identifier le doux fumet, je ne remarque pas l’arrivĂ©e de Teresa. Quand mon amie de vingt ans bouscule le portant de l’entrĂ©e, faisant s’Ă©taler tous les manteaux des dames prĂ©sentes, je lĂšve enfin les yeux.
Teresa – dite Cal – est essoufflĂ©e, rouge comme une brique et son fichu ne tient plus sur sa tĂȘte. J’Ă©clate d’un rire tonitruant, un de mes signes particuliers. Personne ne rĂ©agit dans la salle : elles sont concentrĂ©es sur leur travail ou habituĂ©es Ă mes hilaritĂ©s aussi soudaines que bruyantes, comme on les a qualifiĂ©es toute ma vie. Moi, je les appelle mes joies spontanĂ©es. Et elles devraient mĂȘme ĂȘtre contagieuses, m’est avis. J’accours pour l’aider Ă arranger la catastrophe annonciatrice de son arrivĂ©e.
â Teresa, qu’est-ce qui t’arrive ?
Une fois les vestes printaniĂšres remises Ă leur place et le foulard de mon amie repositionnĂ© comme il sied, Cal s’autorise Ă m’expliquer la raison de sa prĂ©cipitation :
â Ils prĂ©sentent le voyage annuel en assemblĂ©e cet aprĂšs-midi ! Apparemment, le rĂ©sultat des votes est sans appel, prĂ©cise-t-elle avec un regard en biais.
Je me renfrogne. Des Ă©tĂ©s que l’on mange de l’Autriche, des BalĂ©ares et Lourdes en guest-star les pires annĂ©es. J’en ai ras la casquette et ne me fais aucune illusion sur le pays qui sortira des chapeaux de mes congĂ©nĂšres.
â Mouais, dis-je d’un ton sec. On verra bien ce que les vieux croutons nous ont rĂ©servĂ© cette fois-ci, mais rappelle-toi ce que je dis depuis l’ouverture des urnes⊠On va encore bouffer de la destination de grabataires !
Teresa pouffe en secouant ses kilos en trop. Dans une grimace qu’elle espĂšre rebelle, elle m’encourage :
â T’inquiĂšte pas comme ça. Tu sais quoi ? Si le rĂ©sultat nous convient pas, on lance une rĂ©volution !
SĂ©duite par son idĂ©e, je ne peux m’empĂȘcher de signer les cornes du diable en secouant ma queue de cheval aux crins blancs :
â Yeah ! Rock’n’roll, baby ! Cette annĂ©e sera la nĂŽtre ou ne sera pas ! Foi de JFK !
Chapitre 4 – Des Schitz quoi ?
Notre dĂ©jeuner lunch-brunch-finger-food pris, nous aidons ma belle panthĂšre Ă mettre de l’ordre dans le coin cuisine et rĂ©amĂ©nageons les tables pour l’atelier mandala qui se tient Ă la suite. La quantitĂ© de pain ingurgitĂ©e entre la version salĂ©e et la variante sucrĂ©e du repas me pĂšse sur l’estomac. Je n’aurais certainement pas dĂ» finir le dessert de Louise, ni les trois macarons que Teresa avait apportĂ©s. Elle n’avait pas eu cĆur d’y toucher aprĂšs avoir bĂąfrĂ© son merguez-tomates-moutarde tiĂšde, prĂ©parĂ© maison s’il vous plaĂźt. Ou peut-ĂȘtre que les chocolats offerts Ă DorothĂ©e par je ne sais mĂȘme plus quelle participante Ă©taient de trop ? Je crois que je n’en ai dĂ©gustĂ© qu’une dizaine pourtant⊠Bref, j’ai mal au bide.
C’est donc bien lourde que je me rends vers la salle commune de l’amicale du 3Ăšme Ăąge. SituĂ©e au rez-de-chaussĂ©e de cet immeuble municipal de deux Ă©tages, elle s’Ă©tend sur quasiment la moitiĂ© du bĂątiment et peut contenir jusqu’Ă 200 personnes. Inutile de prĂ©ciser que nous n’avons jamais Ă©tĂ© suffisamment de vieux Ă la fois pour la remplir, cette salle. Il y en a toujours une bonne tripotĂ©e pour clamser avant qu’on atteigne la jauge des 175 adhĂ©rents. D’aprĂšs ce que je sais en tous cas. Les rumeurs en la matiĂšre sont souvent bien plus fiables que les informations du bureau.
Les trois gaillards qui sont Ă la tĂȘte du club depuis sept ans maintenant ne sont que de sombres fouille-merde, du signe voleur ascendant mafieux pour l’un, anisĂ© ascendant vulgaire pour l’autre, hypocrite ascendant moche pour le dernier. Mais ce n’est que mon avis. J’entre dans un espace presque vide, Louise sur mes talons, Teresa pas loin derriĂšre.
â Jackie ! Te voilĂ Ă Ă Ă Ă Ă ! me chante une Feiza que j’ai du mal Ă reconnaĂźtre tant elle paraĂźt⊠agrĂ©able Ă mon Ă©gard.
De sa dĂ©marche chaloupĂ©e, la tunisienne s’avance vers moi dans un fouillis de voiles et de cheveux cuivrĂ©s. JuchĂ©e sur des compensĂ©es qui me donnent le vertige rien qu’en les regardant, elle se penche vers moi pour me claquer une bise imaginaire Ă la maniĂšre des bourgeoises. Je ne peux pas dire que je sois trĂšs rĂ©ceptive. Feiza ne m’a jamais approchĂ©e de la sorte depuis que nous cohabitons Ă l’amicale. C’est louche. Je me redresse pour ne pas parler Ă son cou et lance, dâune voix suave, le regard souriant :
â Feiza, enchantĂ©e d’entendre le son de ta voix directement dans mon oreille et Ă un volume correct.
PrĂ©cisons que Feiza est une chanteuse hors pair. Le problĂšme c’est qu’elle joue de ses cordes vocales mĂȘme quand on n’a rien demandĂ©. Madame se dĂ©place pour aller manger un muffin ? On a droit Ă Mustang Sally. Madame va aux toilettes ? Elle fait rĂ©sonner With or Without you. Elle enfile son manteau ? Single Ladies. Bon, je ne vais pas tous les passer en revue, hein. C’est juste barbant Ă force. Le club, c’est pas un karaokĂ© perpĂ©tuel.
Son air d’abord interloquĂ© redevient trĂšs vite jovial. On dirait qu’elle a dĂ©cidĂ© de balayer ma remarque d’une pichenette mentale pour ne pas perdre son objectif de vue : me saouler. Oui, bon, me parler.
â Jackie⊠tu sais que la destination du voyage va ĂȘtre annoncĂ©e tout Ă l’heure ? susurre-t-elle, visiblement excitĂ©e par l’idĂ©e.
â Oui Feiza, je l’ai entendu dire. Et ça te met en joie, d’aprĂšs ce que je vois. Fan des schnitzels ?
â Des schitz quoi ? tente-t-elle de rĂ©pĂ©ter en fronçant les sourcils.
Patiemment, je vais pour complĂ©ter le fond de ma pensĂ©e, mais la septuagĂ©naire racĂ©e ne m’en laisse pas le temps :
â Anyway (oui, c’est son truc Ă Feiza : et que je te cause anglais parce que mon fils vit au States, comme elle dit) BĂ©rĂ©nice m’a dit que JoĂ«lle lui avait dit que Maria lui avait dit que Jacques, le PrĂ©sident, aurait trafiquĂ© les votes. Et tiens-toi bien, ce serait pas la premiĂšre fois !
Je reste bien une minute Ă la regarder, tentant d’intĂ©grer les informations et leurs consĂ©quences tentaculaires. Il faut dire que mon cerveau a besoin d’un peu plus de temps qu’auparavant pour rĂ©flĂ©chir Ă une situation inĂ©dite comme celle-ci. Quand soudain, j’ai l’illumination :
â Son coup de cĆur autrichien ! Mais oui ! Katharina ou Angelika ouâŠ
â Michaela, m’interrompt Teresa, dont j’avais presque oubliĂ© la prĂ©sence.
â C’est ça, Michaela ! Et l’espagnole qu’avait tapĂ© dans l’Ćil de Ray, vous vous souvenez ? renchĂ©rit Feiza.
Le trĂ©sorier est lui aussi sorti avec une locale durant deux de nos sĂ©jours, Ă©trangement heureux de pouvoir se rendre aux BalĂ©ares quasiment d’une annĂ©e sur l’autre pour retrouver son hispanique ridĂ©e. Je me souviens encore de son bonheur ultime Ă l’annonce des votes l’annĂ©e derniĂšre.
Nous nous regardons toutes les trois – Louise Ă©tant toujours cachĂ©e derriĂšre ses lunettes, nous ne lui jetons mĂȘme pas un coup d’Ćil, mais elle a l’habitude et ne se froisse pas pour si peu – pendant que les collĂšgues du 3Ăšme Ăąge entrent dans la salle, nous contournent, nous saluent pour certains puis s’installent sur les chaises disposĂ©es en rangĂ©es devant l’estrade. Un micro sur pied trĂŽne au milieu de la scĂšne, prĂȘt Ă dĂ©biter les Ăąneries de nos dirigeants.
Ces saligauds organisent nos voyages en fonction de leur appendice masculin. Voyez-vous ça. Donc en toute logique, d’une l’Autriche devrait sortir cette annĂ©e, de deux, les trois fois oĂč le collectif s’est rendu sur Lourdes, ça devait ĂȘtre Ă la demande de Dom, le secrĂ©taire. J’hĂ©site Ă chercher une raison Ă ce choix, sincĂšrement. Mes maux de ventre se rappellent Ă moi. Je dĂ©tache mes yeux de ceux de Feiza pour me rendre aux commoditĂ©s, aprĂšs en avoir prĂ©venu Louise et Teresa. Aucune envie de dĂ©gobiller sur le plancher tout neuf de la salle. On serait capable de me facturer le nettoyage.
â Merci d’ĂȘtre venus si nombreux, s’Ă©gosille notre bien-aimĂ© prĂ©sident devant une assemblĂ©e plutĂŽt fournie.
Je ne m’en Ă©tais pas aperçue, concentrĂ©e par mes premiers pas de dĂ©tective : la majeure partie de nos membres est prĂ©sente. Crotte, ça va devoir attendre. Je ne tiens plus de vĂ©rifier notre thĂ©orie. Une main sur l’estomac, je rejoins mes amies dĂ©jĂ assises au dernier rang et me contorsionne pour poser mon sĂ©ant sur le fauteuil sans contracter davantage mon abdomen dĂ©jĂ tendu.
â Sans transition, je vous annonce le rĂ©sultat du vote qui a eu lieu la semaine derniĂšre pour dĂ©terminer notre prochain grand voyage annuel, trois semaines Ă âŠ
Ce zigoto de Jacques sort son billet d’une de ses poches, et envoie dans le micro postillons et destination, avec un sourire rayonnant absolument pas communicatif :
â Autriche !
Alors qu’un silence de mort, pardon, de vieux rĂ©signĂ©s remplace les chuchotements qui accompagnaient les dandinements de notre trĂšs cher prĂ©sident sur scĂšne, la nausĂ©e paralyse mes membres. J’ouvre de grands yeux au moment oĂč Feiza prend la parole quelques rangs plus loin, mais je n’entends pas ce qu’elle braille au milieu des gargouillis que je fais moi-mĂȘme en vomissant, sans plus de cĂ©rĂ©monie, sur ma voisine de devant. Et comme je suis gĂ©nĂ©reuse, mon estomac se mobilise mĂȘme une deuxiĂšme fois.
Chapitre 5 – La forteresse arabe
Notre dĂ©jeuner lunch-brunch-finger-food pris, nous aidons ma belle panthĂšre Ă mettre de l’ordre dans le coin cuisine et rĂ©amĂ©nageons les tables pour l’atelier mandala qui se tient Ă la suite. La quantitĂ© de pain ingurgitĂ©e entre la version salĂ©e et la variante sucrĂ©e du repas me pĂšse sur l’estomac. Je n’aurais certainement pas dĂ» finir le dessert de Louise, ni les trois macarons que Teresa avait apportĂ©s. Elle n’avait pas eu cĆur d’y toucher aprĂšs avoir bĂąfrĂ© son merguez-tomates-moutarde tiĂšde, prĂ©parĂ© maison s’il vous plaĂźt. Ou peut-ĂȘtre que les chocolats offerts Ă DorothĂ©e par je ne sais mĂȘme plus quelle participante Ă©taient de trop ? Je crois que je n’en ai dĂ©gustĂ© qu’une dizaine pourtant⊠Bref, j’ai mal au bide.
C’est donc bien lourde que je me rends vers la salle commune de l’amicale du 3Ăšme Ăąge. SituĂ©e au rez-de-chaussĂ©e de cet immeuble municipal de deux Ă©tages, elle s’Ă©tend sur quasiment la moitiĂ© du bĂątiment et peut contenir jusqu’Ă 200 personnes. Inutile de prĂ©ciser que nous n’avons jamais Ă©tĂ© suffisamment de vieux Ă la fois pour la remplir, cette salle. Il y en a toujours une bonne tripotĂ©e pour clamser avant qu’on atteigne la jauge des 175 adhĂ©rents. D’aprĂšs ce que je sais en tous cas. Les rumeurs en la matiĂšre sont souvent bien plus fiables que les informations du bureau.
Les trois gaillards qui sont Ă la tĂȘte du club depuis sept ans maintenant ne sont que de sombres fouille-merde, du signe voleur ascendant mafieux pour l’un, anisĂ© ascendant vulgaire pour l’autre, hypocrite ascendant moche pour le dernier. Mais ce n’est que mon avis. J’entre dans un espace presque vide, Louise sur mes talons, Teresa pas loin derriĂšre.
â Jackie ! Te voilĂ Ă Ă Ă Ă Ă ! me chante une Feiza que j’ai du mal Ă reconnaĂźtre tant elle paraĂźt⊠agrĂ©able Ă mon Ă©gard.
De sa dĂ©marche chaloupĂ©e, la tunisienne s’avance vers moi dans un fouillis de voiles et de cheveux cuivrĂ©s. JuchĂ©e sur des compensĂ©es qui me donnent le vertige rien qu’en les regardant, elle se penche vers moi pour me claquer une bise imaginaire Ă la maniĂšre des bourgeoises. Je ne peux pas dire que je sois trĂšs rĂ©ceptive. Feiza ne m’a jamais approchĂ©e de la sorte depuis que nous cohabitons Ă l’amicale. C’est louche. Je me redresse pour ne pas parler Ă son cou et lance, dâune voix suave, le regard souriant :
â Feiza, enchantĂ©e d’entendre le son de ta voix directement dans mon oreille et Ă un volume correct.
PrĂ©cisons que Feiza est une chanteuse hors pair. Le problĂšme c’est qu’elle joue de ses cordes vocales mĂȘme quand on n’a rien demandĂ©. Madame se dĂ©place pour aller manger un muffin ? On a droit Ă Mustang Sally. Madame va aux toilettes ? Elle fait rĂ©sonner With or Without you. Elle enfile son manteau ? Single Ladies. Bon, je ne vais pas tous les passer en revue, hein. C’est juste barbant Ă force. Le club, c’est pas un karaokĂ© perpĂ©tuel.
Son air d’abord interloquĂ© redevient trĂšs vite jovial. On dirait qu’elle a dĂ©cidĂ© de balayer ma remarque d’une pichenette mentale pour ne pas perdre son objectif de vue : me saouler. Oui, bon, me parler.
â Jackie⊠tu sais que la destination du voyage va ĂȘtre annoncĂ©e tout Ă l’heure ? susurre-t-elle, visiblement excitĂ©e par l’idĂ©e.
â Oui Feiza, je l’ai entendu dire. Et ça te met en joie, d’aprĂšs ce que je vois. Fan des schnitzels ?
â Des schitz quoi ? tente-t-elle de rĂ©pĂ©ter en fronçant les sourcils.
Patiemment, je vais pour complĂ©ter le fond de ma pensĂ©e, mais la septuagĂ©naire racĂ©e ne m’en laisse pas le temps :
â Anyway (oui, c’est son truc Ă Feiza : et que je te cause anglais parce que mon fils vit au States, comme elle dit) BĂ©rĂ©nice m’a dit que JoĂ«lle lui avait dit que Maria lui avait dit que Jacques, le PrĂ©sident, aurait trafiquĂ© les votes. Et tiens-toi bien, ce serait pas la premiĂšre fois !
Je reste bien une minute Ă la regarder, tentant d’intĂ©grer les informations et leurs consĂ©quences tentaculaires. Il faut dire que mon cerveau a besoin d’un peu plus de temps qu’auparavant pour rĂ©flĂ©chir Ă une situation inĂ©dite comme celle-ci. Quand soudain, j’ai l’illumination :
â Son coup de cĆur autrichien ! Mais oui ! Katharina ou Angelika ouâŠ
â Michaela, m’interrompt Teresa, dont j’avais presque oubliĂ© la prĂ©sence.
â C’est ça, Michaela ! Et l’espagnole qu’avait tapĂ© dans l’Ćil de Ray, vous vous souvenez ? renchĂ©rit Feiza.
Le trĂ©sorier est lui aussi sorti avec une locale durant deux de nos sĂ©jours, Ă©trangement heureux de pouvoir se rendre aux BalĂ©ares quasiment d’une annĂ©e sur l’autre pour retrouver son hispanique ridĂ©e. Je me souviens encore de son bonheur ultime Ă l’annonce des votes l’annĂ©e derniĂšre.
Nous nous regardons toutes les trois – Louise Ă©tant toujours cachĂ©e derriĂšre ses lunettes, nous ne lui jetons mĂȘme pas un coup d’Ćil, mais elle a l’habitude et ne se froisse pas pour si peu – pendant que les collĂšgues du 3Ăšme Ăąge entrent dans la salle, nous contournent, nous saluent pour certains puis s’installent sur les chaises disposĂ©es en rangĂ©es devant l’estrade. Un micro sur pied trĂŽne au milieu de la scĂšne, prĂȘt Ă dĂ©biter les Ăąneries de nos dirigeants.
Ces saligauds organisent nos voyages en fonction de leur appendice masculin. Voyez-vous ça. Donc en toute logique, d’une l’Autriche devrait sortir cette annĂ©e, de deux, les trois fois oĂč le collectif s’est rendu sur Lourdes, ça devait ĂȘtre Ă la demande de Dom, le secrĂ©taire. J’hĂ©site Ă chercher une raison Ă ce choix, sincĂšrement. Mes maux de ventre se rappellent Ă moi. Je dĂ©tache mes yeux de ceux de Feiza pour me rendre aux commoditĂ©s, aprĂšs en avoir prĂ©venu Louise et Teresa. Aucune envie de dĂ©gobiller sur le plancher tout neuf de la salle. On serait capable de me facturer le nettoyage.
â Merci d’ĂȘtre venus si nombreux, s’Ă©gosille notre bien-aimĂ© prĂ©sident devant une assemblĂ©e plutĂŽt fournie.
Je ne m’en Ă©tais pas aperçue, concentrĂ©e par mes premiers pas de dĂ©tective : la majeure partie de nos membres est prĂ©sente. Crotte, ça va devoir attendre. Je ne tiens plus de vĂ©rifier notre thĂ©orie. Une main sur l’estomac, je rejoins mes amies dĂ©jĂ assises au dernier rang et me contorsionne pour poser mon sĂ©ant sur le fauteuil sans contracter davantage mon abdomen dĂ©jĂ tendu.
â Sans transition, je vous annonce le rĂ©sultat du vote qui a eu lieu la semaine derniĂšre pour dĂ©terminer notre prochain grand voyage annuel, trois semaines Ă âŠ
Ce zigoto de Jacques sort son billet d’une de ses poches, et envoie dans le micro postillons et destination, avec un sourire rayonnant absolument pas communicatif :
â Autriche !
Alors qu’un silence de mort, pardon, de vieux rĂ©signĂ©s remplace les chuchotements qui accompagnaient les dandinements de notre trĂšs cher prĂ©sident sur scĂšne, la nausĂ©e paralyse mes membres. J’ouvre de grands yeux au moment oĂč Feiza prend la parole quelques rangs plus loin, mais je n’entends pas ce qu’elle braille au milieu des gargouillis que je fais moi-mĂȘme en vomissant, sans plus de cĂ©rĂ©monie, sur ma voisine de devant. Et comme je suis gĂ©nĂ©reuse, mon estomac se mobilise mĂȘme une deuxiĂšme fois.
Chapitre 6 – Ni hier, ni maintenant, ni aujourd’hui
Ces fichus merles m’ont encore empĂȘchĂ©e de dormir cette nuit. Je suis fourbue. Comme je n’ai pas reçu la visite de Paulo dans mes songes, je suis en plus de mĂ©chante humeur. Ou c’est peut-ĂȘtre parce que j’ai mal un peu partout ce matin. Je relativise en me disant qu’Ă mon Ăąge, si je n’ai pas quelques petites douleurs en ouvrant les yeux, c’est que j’ai trĂ©passĂ©. Je dĂ©cide donc de savourer mes vieilles amies de l’Ăąge d’or.
Une fois Ă©tirĂ©e, je tends l’oreille. MikhaĂŻl est dĂ©jĂ dans la cuisine, en train de dĂ©guster ses biscottes tartinĂ©es de beurre frais et de confiture de pĂȘche. Le son de la radio et de mon pote Ă lunettes brailleur de lois arrive jusqu’Ă mes esgourdes, pour mon plus grand dĂ©plaisir. Mon cerveau se met en route Ă l’allure de mes pieds, c’est-Ă -dire pas trop vite. Je remonte le couloir pour mes ablutions matinales et en me glissant sous la douche, j’Ă©carquille les yeux, incapable de faire ou de dire autre chose avec le peu d’Ă©nergie que j’ai dans les veines aujourd’hui.
J’ouvre de grandes mirettes parce que c’est la tuile ! Ce soir les enfants dĂ©barquent pour manger. Les trois, nos deux filles et mon fils, plus les piĂšces rapportĂ©es. Le vendredi, c’est dĂźner-famille chez les Kroutchinkine. Ăa veut dire qu’il va y avoir du sport, de la joute verbale et des bons petits plats. Oui, tout ça Ă la fois. Et la joie de retrouver mes petits loustics, Laureline, Lilly et John. Des jeunes gens bien comme il faut qui pourraient d’ailleurs en apprendre Ă leurs parents.
Yvan, mon gendre, va nous rabattre les oreilles de l’actualitĂ© qui concerne ma tranche d’Ăąge. Son poste de conseiller municipal dĂ©lĂ©guĂ© aux affaires sociales lui confĂšre a priori le droit de parler aux petits vieux qu’il croise pour prĂȘcher la bonne parole. Enfin, c’est ce qu’il croit ! Et il y a fort Ă parier que les Ă©vĂ©nements de la veille lui auront Ă©tĂ© rapportĂ©s. Il faut souligner qu’il y a eu un drĂŽle de ramdam au club, hier. Notre rĂ©volution s’est achevĂ©e de la façon dont elle avait commencĂ© : granguignolesque.
Feiza, Teresa, Louise, moi et une poignĂ©e d’autres participantes, sommes sorties sous les sifflets de la foule. Rien que ça. AprĂšs avoir pris la parole, il y a eu un grand silence et puis⊠tout le monde a commencĂ© Ă parler en mĂȘme temps, dans un vacarme Ă©norme. Pour finir, Jacques a rĂ©ussi Ă rebrancher son micro et Ă l’aide de Dom en monsieur-gros-bras et de Ray en voiture-balai, notre brochette de frondeuses s’est retrouvĂ©e mise Ă la porte, manu militari.
Alors que l’eau de la douche coule sur ma peau, j’en suis encore outragĂ©e. J’en tremblais au volant de ma voiture quand je suis rentrĂ©e Ă la maison, oĂč j’ai eu bien du mal Ă me rĂ©curer sans mettre de l’eau partout. MĂȘme le programme spĂ©cial Timothy Dalton, offerte le soir-mĂȘme par une chaĂźne du cĂąble, ne m’a pas calmĂ©e. Enfin si, sur le moment je n’avais d’yeux que pour lui. Il est nĂ© le mĂȘme jour que moi, donc c’est un peu comme mon Ăąme sĆur. Il ne le sait pas encore parce qu’il est trĂšs occupĂ©, c’est tout.
Pas de maquillage ce matin, je n’ai pas la tĂȘte à ça. MikhaĂŻl a intĂ©rĂȘt Ă utiliser son expĂ©rience de toute une vie quand je vais dĂ©barquer dans la cuisine : la jauge Jackie. Selon la taille de mon sourire – dont je ne me dĂ©partis jamais, quoi qu’il arrive – on peut connaĂźtre les dispositions dans lesquelles je suis. Ce matin, on peut dire que je suis dans des dispositions microscopiques. Encore moins que le minimum syndical. Si, il existe ce syndicat. Je l’ai créé et appelĂ© « la ligue du bien-vivre ensemble ».
Si chacun d’entre nous dĂ©cidait d’accrocher un sourire sur son visage le matin, bon sang ce que le monde serait plus dĂ©tendu ! Il faut imaginer des millions et des millions de personnes qui dĂ©cident d’adopter la smiley attitude en mĂȘme temps. Le rĂȘve ! Je mĂ©dite sur cette pensĂ©e, les lĂšvres en rĂ©sonnance, pendant que j’enfile une robe de coton bleu nuit. J’aime particuliĂšrement cette tenue, parce qu’elle a un petit effet doudou sur moi, comme les cĂąlins de mes petits-enfants ou le fabuleux couscous-boulettes concoctĂ© par ma Teresa.
Je jette un coup d’Ćil au miroir avant de sortir de la chambre, comme chaque jour. Je me trouve les traits tirĂ©s, surtout sans l’effet bonne mine et coup de frais de mes fards habituels. Evidemment, les contrariĂ©tĂ©s concernant le voyage annuel pĂšsent beaucoup dans le froissage de mon minois. Je choisis d’ĂȘtre indulgente avec moi-mĂȘme et de me lancer un regard aimable pour me faire du bien. Ăa fonctionne. Il faut dire que je suis trĂšs douĂ©e pour remonter le moral des gens. Ăa m’aurait fait mal que ça ne fonctionne pas avec moi !
Je dĂ©couvre MikhaĂŻl penchĂ© sur l’Ă©vier, en train de faire sa petite vaisselle. Quelles manies peut avoir ce vieillard⊠laver son bol et sa cuillĂšre du matin en fait partie. Que la machine Ă laver les ustensiles de cuisine soit lancĂ©e tous les soirs lui importe peu. Je m’approche de lui pour l’embrasser sur la joue et suis accueillie par une pĂ©tarade en bonne et due forme. Un chapelet sonore qui semble s’enchaĂźner Ă l’infini.
â Micha, t’as pas un peu honte ?
â Ni hier, ni maintenant, ni jamais, ma Jackie chĂ©rie ! me lance-t-il d’une voix amusĂ©e; toujours de dos.
Tout son corps tremble dangereusement, de la tĂȘte aux genoux, signe d’une hilaritĂ© silencieuse. Ăa ne rate pas, une nouvelle dĂ©flagration ponctue son rire retenu.
â MikhaĂŻl, espĂšce de vieux dĂ©gueulasse ! Devant ta femme !
â Vaut mieux que ce soit devant que dessus, hein ? Tu penses pas ? rĂ©pond-il en se retournant tout en contrĂŽlant difficilement son hilaritĂ©.
C’est plus fort que lui, il est tellement content de sa sortie dĂ©bile qu’il s’en tape les genoux avec les mains, s’esclaffant trop bruyamment Ă mon goĂ»t.
â Ca se discute Micha, ça se discute⊠dis-je d’un ton dĂ©senchantĂ©. Je vais faire les courses pour ce soir. On a besoin de quelque chose ?
Il met une minute Ă se calmer – et une minute, c’est long quand il faut attendre qu’un Ă©nergumĂšne arrĂȘte de rigoler – et prend le temps de rĂ©flĂ©chir. Il s’approche de moi et me pose un baiser lĂ©ger sur le front :
â Bonjour ma douce Jacqueline. Non, nous n’avons besoin de rien Ă ma connaissance, me rĂ©pond tendrement mon mari.
Je m’assouplis immĂ©diatement et lui rends son baiser sur la bouche.
â Je n’en ai pas pour longtemps, attends-moi pour prĂ©parer le dĂ©jeunerâŠ
Direction le supermarchĂ©, cet Ă©tablissement qui a rendu nos parents si fiers de pouvoir faire leurs provisions dans un seul et mĂȘme endroit, alors qu’aujourd’hui nous savons que ces premiĂšres ouvertures de grandes surfaces sonnaient le glas de nos petits commerces locaux. Une agonie lente, mais sans retour possible, ou presque. J’y rĂ©cupĂšre de quoi rĂ©galer tout notre petit monde et retrouve mes pĂ©nates d’oĂč Ă©mane une dĂ©licieuse odeur de rĂŽti.
Cette tĂȘte de mule ne m’a pas Ă©coutĂ©e. Je confesse que c’est en partie pour ça que je l’aime. Et puis, ça sent rudement bon chez nous. J’espĂšre au moins qu’il a cuisinĂ© la viande avec les pommes de terre qui vĂ©gĂ©taient dans le cellier. Sinon je lui fais bouffer le plat tout entier.
Chapitre 7 – Un groupe d’individus mal Ă©levĂ©s
Le printemps s’annonce doucement, ce qui nous permet de laisser la porte d’entrĂ©e et les baies vitrĂ©es de la bicoque ouvertes. Une lĂ©gĂšre brise s’y engouffre par intermittence, faisant virevolter les voiles lĂ©gers dans un rythme dont seule la nature a le secret. J’aime beaucoup l’effet produit, Ă la fois romantique et comme tout droit sorti d’un ballet classique, une danse improvisĂ©e censĂ©e charmer son spectateur. C’est dans la contemplation de ce joli spectacle, debout dans la salle Ă manger avec un saladier de lentilles vinaigrette Ă la main, que me cueillent les premiers arrivĂ©s.
Yvan, bien entendu, grand Ă©chalas qui prĂ©cĂšde toujours sa compagne – l’aĂźnĂ©e de mes enfants – de trois kilomĂštres. Si ce n’est plus. GĂ©nĂ©ralement, Laureline, leur enfant unique, arrive entre deux, puis Ariana ferme la marche. Ma beautĂ© slave aux cheveux blonds comme les blĂ©s et aux yeux bleus comme l’ocĂ©an. Mais pour l’heure, c’est son dadais de concubin au crĂąne dĂ©garni qui me regarde l’air goguenard. Pas de doute, l’information est arrivĂ©e jusqu’Ă lui.
â Alors comme ça, on fait la rĂ©volution Ă coup de vomito Mamy Jackie ? rigole-t-il doucement.
Pour toute rĂ©ponse, je lui offre mon Ćil blasĂ© qu’une voix fraĂźche et radieuse dulcifie rapidement. Ma tendre Laureline aux joues rosĂ©es et au regard pĂ©tillant. Presque tout le portrait de sa mĂšre, en dehors du chĂątain de ses cheveux, qu’elle semble avoir hĂ©ritĂ© du cĂŽtĂ© paternel, ainsi que de la noisette de son regard, piquĂ©e au papa Ă©galement. Et si on fait l’impasse sur le teint dorĂ© qui rappelle la carnation de son pĂšre, ma petite-fille a vraiment tout de sa maman. Si si, vraiment. La donzelle en question me pose un bisou sur la pommette.
â Mamine ! Tu vas mieux ? s’enquit l’une des lumiĂšres de ma vie, des Ă©toiles plein les yeux.
â Oui ma bambine, juste un buffet trop plein, j’ai dĂ» faire du vide !
Avec un clin d’Ćil et un petit rire partagĂ©, je vais dĂ©poser le saladier que j’ai encore en main sur la table de la terrasse, oĂč une grande table pour dix personnes est dressĂ©e. MikhaĂŻl s’est surpassĂ©, tout est coordonnĂ© et des brins de mimosa fleurissent l’ensemble avec dĂ©licatesse. Ariana fait son apparition, resplendissante dans sa robe bleue assortie Ă ses iris, malgrĂ© un visage qui trahit une fatigue certaine.
â Maman, tu es remise ? me demande-t-elle en m’embrassant affectueusement.
â Mais oui je vous dis, j’ai juste trop mangĂ© Ă l’atelier de DorothĂ©e et les Ă©motions de l’aprĂšs-midi ont fait le reste.
Je vois que cette derniĂšre prĂ©cision la contrarie lĂ©gĂšrement, mais je n’ai pas le temps d’approfondir : un groupe d’individus mal Ă©levĂ©s s’avance vers notre portillon en criant dans la rue. Je reconnais les voix de la troupe d’Elena, ma seconde fille. La petite famille s’engouffre dans le jardin dans un mĂȘme Ă©lan. Lilly et John en avant, leurs Ă©couteurs sur les oreilles, puis ma belle cadette que son mari tient par la taille avec amour. Ses cheveux ambrĂ©s regroupĂ©s en une Ă©paisse tresse font parfaitement ressortir son teint clair. Son conjoint depuis quinze ans, David – qui ressemble comme deux gouttes d’eau Ă Peter O’Toole, grande classe – l’embrasse tendrement avant de venir me saluer.
J’aperçois Nicolas qui ferme la marche. Mon petit dernier termine une conversation tĂ©lĂ©phonique plutĂŽt animĂ©e. C’est lui que j’entendais parler fort en marge de mes petits-enfants qui se chamaillaient pour sortir de la voiture.
â Jacqueline, vous vous portez comme un charme dites-moi, me glisse David, le regard malicieux. Je m’attendais Ă vous trouver le teint vert et le cheveu hirsute⊠vous ĂȘtes magnifique, comme toujours.
â David, David, David⊠toujours le bon mot pour me fait fondre, mon garçonâŠ
Lilly et John viennent me dire bonjour en mĂȘme temps, ce qui donne un bisou bien sonore sur chacune de mes joues. Un baiser rapide d’Elena plus tard, j’attends patiemment que mon fils raccroche avant de m’installer Ă table, ce que tous les autres ont dĂ©jĂ fait aprĂšs avoir dit bonjour Ă Micha, Ă grand renfort d’accolades.
â Maman, dĂ©solĂ© pour le contretemps, on s’installe ? dĂ©bite Nicolas Ă toute vitesse.
Je le prends dans mes bras et le serre affectueusement. Je lui propose de prendre une minute pour se remettre de sa conversation, car il semble énervé.
â Lydia ?
Il hoche la tĂȘte, l’air sombre, alors je lui adresse un sourire compatissant. C’est une longue histoire. Je m’absente le temps de sortir le gigot du four pour l’emmailloter dans de l’aluminium afin de le rendre plus tendre au moment de le dĂ©guster. Je retrouve les miens attablĂ©s et en pleine conversation pour la plupart. Ma petite rouquine Ă la coupe garçonne, Lilly, donne des conseils Ă sa cousine sur la meilleure maniĂšre de gĂ©rer son « compte Insta » afin de ne plus ĂȘtre importunĂ©e par les garçons qui la convoitent. J’Ă©coute d’une oreille distraite et laisse mon regard se promener sur l’assemblĂ©e.
Tant de caractĂšres diffĂ©rents que seul le lien familial rĂ©unit, je trouve ça presque magique. Le petit John boude son assiette, il n’est pas fan des lentilles. Je me penche vers lui et propose un Ă©change standard, Ă©tant donnĂ© que je ne me suis pas encore servie. Tout le monde sait que je prĂ©fĂšre doser mes quantitĂ©s moi-mĂȘme, donc les assiettes ont toutes Ă©tĂ© honorĂ©es, sauf la mienne. Il accepte discrĂštement mon offre en louchant Ă droite et Ă gauche, sans penser que le sourire de deux kilomĂštres qu’il n’arrive pas Ă refrĂ©ner risque de tout faire capoter.
â Maman, tu fais quoi lĂ au juste ? pouffe Elena qui est Ă ma droite. Tu vas te faire taper sur les doigts par son pĂšre !
Je finis de poser l’assiette de John devant moi et n’ai pas le temps de me faire remonter les bretelles par mon gendre que le sujet qui devait inĂ©vitablement ĂȘtre mis sur le tapis est lancĂ© par Yvan, visiblement fier de lui et de ce qui se profile :
â Alors Jacqueline, on fait des misĂšres Ă ses collĂšgues d’amicale ? C’est pas joli-joli ce qu’on m’a racontĂ©âŠ
Tout le monde se tourne vers moi, certains la main en pause devant leur bouche, d’autres interrompant une discussion. Mon beau-fils a parlĂ© suffisamment fort pour qu’aucun n’en loupe une miette.
â Je n’ai fait de misĂšre Ă personne, j’essaie juste d’Ă©viter qu’il y ait des magouilles dans les votes organisĂ©s au club.
Je vois bien que l’idĂ©e de suffrages frelatĂ©s dans le cadre d’une association du 3Ăšme Ăąge amuse beaucoup mon auditoire. Cette rĂ©action ne me vexe pas, mĂȘme si elle me peine, je dois bien l’avouer. Alors je dĂ©cide de ne pas m’en formaliser et continue, sans me dĂ©monter ni adapter mon vocabulaire aux oreilles chastes :
â Vous trouvez ça normal, vous, que ce soit les dirigeants, mĂąles bien entendu, qui dĂ©cident de leur cĂŽtĂ© oĂč ils veulent se rendre pour aller baiser de l’autochtone en trafiquant les bulletins pour y parvenir ?
Objectif atteint : des exclamations outragĂ©es mĂȘlĂ©es Ă des rires juvĂ©niles forment une jolie musique Ă mes oreilles. Mais quand diable va-t-on me lĂącher un peu les baskets ? Me laisser organiser ma vie et agir comme je l’entends ?
Chapitre 8 – Qui a la plus grosse
Les rĂ©actions se calment doucement alors que je trifouille de ma fourchette les lentilles de John, rĂ©flĂ©chissant Ă cette mode qui semble avoir conquis tout le monde : l’infantilisation de la personne ĂągĂ©e et la dĂ©fense implicite du droit patriarcal. Je refrĂšne mes vellĂ©itĂ©s de rĂ©volte. Ce n’est ni l’endroit, ni le moment. L’Ă©pisode de la veille au club m’a suffisamment Ă©prouvĂ©e. Je rĂ©serve les rĂ©parties cinglantes qui enflent dans mon ciboulot pour une occasion plus adaptĂ©e.
Laureline prend la parole et dĂ©tend l’atmosphĂšre en racontant les pĂ©ripĂ©ties de sa professeure de français, qui s’Ă©vertue tant bien que mal Ă prĂ©parer la jeune gĂ©nĂ©ration Ă l’Ă©preuve du bac qui approche. La pauvre bonne femme morfle avec cette classe de dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s dans laquelle mon Ă©toile Ă©volue.
Leur dernier coup pendable ? Un petit papier qui passe de main en main pendant le bac blanc, destinĂ© Ă ĂȘtre rĂ©cupĂ©rĂ© par la professeure qui le prend pour une antisĂšche, alors qu’il s’avĂšre ĂȘtre un vulgaire papelard sur lequel est Ă©crit « bonjour ». Ils ne savent plus quoi inventer pour passer le temps. Ăa fait beaucoup rire autour de la table. Manifestement, c’est une question de gĂ©nĂ©rations, car Micha et moi Ă©changeons un regard dubitatif.
Le reste du repas se dĂ©roule tranquillement, chacun y allant de sa petite anecdote de la semaine, comme chaque vendredi. Ces dĂźners familiaux ont ce petit goĂ»t particulier du bien-ĂȘtre instantanĂ©. Ils peuvent parfois dĂ©raper, mais c’est rare. Je me souviens quand mĂȘme de cette fois oĂč David et Yvan avaient parlĂ© dĂ©clarations d’impĂŽts et tranches fiscales. Deux coqs dans une basse-cour de billets de banque. PathĂ©tique.
Heureusement, mon Nicolas n’avait pas participĂ© Ă ce jeu de « qui a la plus grosse ». Il les aurait battus tous les deux si on y avait jouĂ© dans son sens littĂ©ral de toute façon. J’ai changĂ© ses couches, ne l’oublions pas et il a eu trĂšs longtemps la manie de se balader Ă poil partout dans la maison. Et le jardin. Les chiens – enfin, les chiennes, parce que MikhaĂŻl, je l’ai dĂ©jĂ dit, c’est pas son truc – ne font pas des chats. Sans oublier que j’ai vu les paquets des deux autres Ă la plage⊠PathĂ©tique, comme je disais.
Alors que, goguenarde, je plains en pensĂ©e mes deux filles des engins de leurs maris, Micha se lĂšve pour dĂ©barrasser le plat et prĂ©parer le dessert en cuisine. Ce soir, c’est son tour : banana split au menu. Les hommes le suivent instinctivement pour l’aider, nous laissant en comitĂ© fĂ©minin, Ariana, Elena, Laureline, Lilly et moi. MĂȘme John a levĂ© son petit fessier pour les rejoindre.
Un silence gĂȘnĂ© s’installe. J’observe mes deux filles Ă©changer des regards d’encouragement, Ă prendre la parole je suppose. De leur cĂŽtĂ©, Laureline et Lilly les dĂ©visagent, amusĂ©es de constater que leurs mĂšres peuvent aussi ĂȘtre embarrassĂ©es Ă l’idĂ©e de parler.
â Maman, dĂ©marre Ariana, on voulait te parler de ce qui s’est passĂ© hier, au club. Martine en a fait tout un pataquĂšs Ă la mairie ce matin, tu es au courant ?
Et c’est reparti. Je ne rĂ©agis pas, le visage neutre et mon regard rivĂ© au sien.
â Maman, ce qu’on veut dire, c’est qu’on s’inquiĂšte pour toi, tu sais ? renchĂ©rit Elena.
Les adolescentes chuchotent dans leur coin. Je vendrais l’une de leur mĂšre pour savoir ce qu’elles conspirent. Je tourne mon visage dĂ©nuĂ© d’expression vers ma seconde fille. Le silence s’Ă©paissit, seulement ponctuĂ© par le gazouillis de Laureline et Lilly, qui ne font mĂȘme plus attention Ă nous. Je respire profondĂ©ment, comme la sophrologue me l’a appris, et j’organise mes pensĂ©es, qui oscillent entre un joyeux « lĂąchez-moi les miches » et un enjouĂ© « foutez-moi la paix ».
Je n’ai pas le temps de choisir, Laureline intervient :
â Maman, tata Lena, avec Lilly, on pense que Mamine sait trĂšs bien ce qu’elle fait. Y’a qu’Ă voir comment elle se laisse pas faire quand elle voit quelqu’un tricher ! Pareil pour Martine, tata, tu savais qu’elle avait humiliĂ© John au cours de peinture qu’elle donne en extra-scolaire Ă la primaire ?
â C’est le karma, ajoute la sĆur de l’intĂ©ressĂ©. Mamine, c’est la main de l’univers qui rĂšgle ses comptes.
Je ne peux pas m’empĂȘcher de rire. Ces deux chipies prĂ©paraient ma dĂ©fense avec leur messes basses. Laureline ne voulait-elle pas devenir, comme sa mĂšre, responsable d’association qui agit pour les dĂ©munis ? Et Lilly⊠avocate, je crois. La preuve est faite.
â Les enfants, c’est pas aussi simple, tente Ariana face aux deux gamines dont les minois se renfrognent instantanĂ©ment. Vous savez, il y a desâŠ
â Ce que vos mamans essaient de vous expliquer, mes bambines, c’est qu’il y a des choses qui sont mal vues, karma ou pas, comme vomir sur les gens, par exemple. Elles doivent penser que nous sommes assez sottes pour l’envisager comme habitude de vie, fais-je Ă l’attention de mes petites-filles avec un clin d’Ćil exagĂ©rĂ©. Elles doivent l’ĂȘtre aussi, cela dit, pour croire que j’ai sciemment dĂ©versĂ© le contenu de mon estomac sur cette Martine de malheur.
Et, me retournant vers mes filles, d’un air blasĂ© :
â Mes anges, de la part de vos maris⊠mais vous ? Je sais trĂšs bien ce que je fais et ce que j’ai le droit de faire. Je vous annonce d’ailleurs que je compte court-circuiter le voyage de ces vieux ploucs libidineux. J’ai pris contact avec un agent de rĂ©servation ce matin, il travaille sur une proposition.
Sur ces jolis mots, je me lÚve pour prendre congé, éreintée par la pression que ma progéniture me met. Je lance à la cantonade, avec un sourire plus appuyé pour mes bambines :
â Passez une belle fin de soirĂ©e les filles, je vais reposer mes tripes incontinentes. On se voit la semaine prochaine mes amoursâŠ
Je passe Ă cĂŽtĂ© de la cuisine, d’oĂč me parvient la conversation en cours :
â âŠMikhaĂŻl, enfin ! C’est votre responsabilitĂ© ! s’exclame Yvan.
â Si je vous dis qu’elle s’est excusĂ©e et que moi, j’ai pas du tout envie d’y aller, Ă ce club !
â Ca, je le comprends, dit David Ă voix basse. Quand on voit les vieilles qui s’y trimballent ! J’en rencontre une bonne partie dans ma boutique, et j’ai du mal Ă croire que Jackie s’entende avec cette engeance blindĂ©e qui pense qu’Ă s’offrir la plus grosse pierreâŠ
â C’est pas le sujet David, rĂ©torque Yvan. Nicolas, dis quelque chose, je t’en prie ! Explique-leur que ta mĂšre et ses copines ont dĂ©passĂ© les bornes ! Martine et toute une meute de mamys en colĂšre ont voulu porter plainte Ă la mairie, ce matin. Elles parlaient de rĂ©volution et d’arabe en furie. Je peux te dire queâŠ
â Yvan, tu peux me dire ce que tu veux, maman est tout Ă fait saine d’esprit et si elle a pris ces dispositions-lĂ , c’est qu’elles Ă©taient nĂ©cessaires Ă ses yeux, affirme Nicolas d’un ton sans appel. Papa, on est bon, tout est prĂȘt ?
Micha se fait coiffer au poteau par le petit John qui sort de la cuisine :
â Mamine ! T’es la meilleure espionne au monde, on t’a pas entendue ! s’esclaffe ma petite Ă©toile.
â La meilleure espionne, et la plus folle des mamys d’aprĂšs ce qu’on dit, mais c’est comme ça qu’on m’aime, hein, mon garçon ? lui dis-je avec plein d’amour dans la voix et un baiser sur sa joue.
â Ben tiens ! Tu serais pas notre Mamine, sinon !
Chapitre 9 – Un diable habillĂ© en beatnik
MaracujĂ – notre paraguayenne prĂ©fĂ©rĂ©e – retire le blender de son socle et se radine vers nous avec son nectar ensoleillĂ©. Elle chaloupe son corps devant Louise qui porte ses sempiternelles lunettes de soleil multi-saisons et multi-horaires. La taciturne septuagĂ©naire ne bronche pas, confortablement installĂ©e dans son rocking-chair fĂ©tiche, ses deux mains se chevauchant sur le pommeau de sa canne, tenue bien droite entre ses jambes. Louise, dans toute sa splendeur, quoi.
Mara, comme on l’appelle, pousse doucement la chaise Ă bascule du pied avant de repartir en riant Ă pleine gorge. Elle adore chercher Louise, mĂȘme si celle-ci ne rĂ©agit pas souvent Ă ses provocations puĂ©riles. Comme ce soir, d’ailleurs : Pitt, impassible, continue Ă fixer un point prĂ©cis en face d’elle. C’est ce qui a poussĂ© MaracujĂ Ă placer le fauteuil prĂ©fĂ©rĂ© de notre amie renfermĂ©e contre le seul mur sans fenĂȘtre de la piĂšce. Au moins, le programme de Pitt change au grĂ© des passants.
â Allez, racontez-moi tout mes chĂ©ries ! encourage MaracujĂ lorsqu’elle enfouit son popotin dans le moelleux du canapĂ© king size en suĂ©dine orange foncĂ©.
â Ouais, balance, JFK, m’interpelle Teresa pour se dĂ©barrasser de la patate chaude et aller farfouiller les CD de Mara. Tu sauras mieux dire que nousâŠ
â Mieux raconter, la reprends-je sans y faire attention. Par oĂč commencerâŠ
Je cherche mes mots durant quelques secondes, le temps pour Teresa de lancer en alĂ©atoire la compil Reservoir Rock que l’on aime beaucoup pour nos soirĂ©es filles. Mara l’a trouvĂ©e chez le dernier disquaire de la ville avant qu’il ne ferme dĂ©finitivement ses portes. C’est une pĂ©pite !
L’amĂ©rindienne remplit nos verres pendant que je dĂ©veloppe les faits, essayant de rester objective. Je sirote mon cocktail passion dĂšs que je ressens le besoin de reprendre le fil de mes pensĂ©es. ArrivĂ©e au moment crucial du vomito sur Martine, je mime le fait en envoyant le petit palmier brillant, qui ne sert Ă rien Ă part me chatouiller le nez Ă la moindre occasion, sur les genoux de Louise, laquelle esquisse un sourire. Je ne sais pas si c’est mon Ă©tat d’Ă©nervement ou le fait de repenser Ă l’ancienne du club relookĂ©e par mes soins qui l’amuse, mais la voir ainsi me dĂ©tend.
J’achĂšve mon rapport en mĂȘme temps que les Guns N’ Roses terminent You could be mine. Elle pense qu’on ne l’a pas vue, mais Louise a tapĂ© du pied tout au long de la chanson. Je crois qu’elle est secrĂštement amoureuse d’Axl depuis qu’elle est tombĂ©e sur un de leurs concerts Ă la tĂ©lĂ©, il y a vingt ans de ça. Je note dans mon carnet intĂ©rieur de lui montrer une photo du type un peu dĂ©fait qu’il est devenu. Et de lui faire dĂ©couvrir ce qu’est un mec, un vrai, en regardant Permis de tuer avec elle.
â OK, OK. Je vois, mĂ©dite MaracujĂ avant de finir bruyamment son verre Ă la paille. Vous avez fait fort les kuñas !
â T’aurais dĂ» voir Feiza, elle Ă©tait prodigieuse ! s’enthousiasme Teresa, ce qui dĂ©clenche aussitĂŽt l’hilaritĂ© de Mara.
â Ah c’est sĂ»r que je donnerais beaucoup pour voir notre fĂ©line tunisienne sortir les griffes comme vous le dĂ©crivez ! renchĂ©rit la paraguayenne. Bon, des retours de bĂątons Ă craindre ?
â J’ai pris pour vous, les filles. Mes enfants sont venus manger vendredi dernier et devinez qui m’est tombĂ© dessus ? dis-je en levant mon verre vide.
â Y-vaaaaan ! rĂ©pondent Cal, Pitt et Mara en cĆur.
Notre hĂŽtesse repart vers le coin cuisine pour lancer une nouvelle tournĂ©e du cocktail fruitĂ© dont elle a le secret. Teresa monte le volume pour couvrir les bruits du blender qui tourne Ă plein rĂ©gime. Je m’Ă©tire dans le coin du canapĂ© et laisse mes pensĂ©es vagabonder en observant mes amies. Elles sont incroyables. Et loyales.
On en a fait, des vendettas du 3Ăšme Ăąge, pour faire respecter les droits de chacune. Comme cette fois oĂč on a dĂ©barquĂ© dans le bureau de l’assistance sociale qui tardait Ă s’occuper du dossier de Louise. Pitt attendait le rappel de son allocation, sa seule source de revenu, et l’expulsion la guettait. Je crois que la pauvre employĂ©e se souviendra longtemps de ces trois vieilles en soutifs qui ont littĂ©ralement dansĂ© la gigue autour de son bureau. Mara avait mĂȘme osĂ© le topless, cette furie ! Au moins, les choses avaient bougĂ© : depuis, Louise Ă©tait tranquille, il faut bien l’admettre. On avait attendu la visite des poulets pendant un bon moment, mais rien.
Le déhanché de Mara sur Hippy Hippy Shake de Big Soul me fait rire avec tendresse. Je montre du doigt la scÚne à Teresa, ce qui la fait rigoler encore plus fort que moi.
â Chauffe Mara ! Chauffe ! lui crie-t-elle par-dessus la musique.
La paraguayenne se retourne sur le solo et enchaĂźne une prestation d’air guitar pas piquĂ©e des hannetons. Cal et moi rions de plus belle. Impossible de nous arrĂȘter, jusqu’Ă la fuite.
â Et merde ! parviens-je Ă articuler au milieu du brouhaha ambiant. J’lai pas vu venir celle-lĂ ! Elle est partie toute seule !
Nous finissons toutes les trois enlacées comme des gamines, nous esclaffant devant une Louise souriant de toute son absence de dents, mais toujours parfaitement immobile.
â Je crois que JFK a fait couler son nectar dorĂ© personnel, arrive Ă placer Teresa entre deux Ă©clats, nous fournissant un motif pour continuer Ă nous taper les cuisses de rire, malgrĂ© la grande solitude que l’on pourrait imaginer dans une telle situation.
A nos ùges, on apprend à dédramatiser ces plans à deux balles que la nature, dans sa grande mansuétude, choisit de nous faire expérimenter.
AprĂšs un tour aux toilettes pour vĂ©rifier les dĂ©gĂąts, minimes, et me rafraĂźchir grĂące au change discret que j’ai toujours dans mon sac Ă main, je retourne dans le salon pile au bon moment. Reverend Black Grape retentit et la foule est en dĂ©lire : Cal et Mara sont dos Ă dos, prĂȘtes Ă faire les chĆurs et mimant l’harmonica du dĂ©but. Je grimpe le son de quelques chiffres, la petite maison de MaracujĂ Ă©tant isolĂ©e Ă la campagne, aucun risque de dĂ©ranger qui que ce soit.
Ăa fait quelque temps maintenant que ce morceau est un classique de pĂ©tage de durite complet. Une occasion de nous dĂ©fouler entre potes, et de relĂącher les pressions sociales que l’on trimballe malgrĂ© nous le reste du temps. Un bonheur divin qui dure un peu plus de cinq minutes pour une euphorie de plusieurs jours ensuite.
Les derniĂšres notes Ă©vaporĂ©es dans la chaleur de la piĂšce, nous nous asseyons avec nos verres de nouveau pleins, essoufflĂ©es, mais heureuses. Nos joues rosies font plaisir Ă voir. Lorsque nos regards se croisent, de larges sourires envahissent nos visages. MĂȘme Pitt a l’air jovial.
â Alors⊠on se le fait notre voyage Ă quatre ? lance MaracujĂ qui peine Ă reprendre sa respiration. On se le dit depuis quand ? Pour les Maldives, c’est ça ?
â Ouais, Maldives ou Fidji⊠je crois⊠intervient Teresa, pensive.
â Euh⊠quelqu’un a gagnĂ© au loto et je le sais pas ? fais-je sincĂšrement Ă©tonnĂ©e.
â T’as raison, rĂ©pond Mara en aspirant une grande quantitĂ© de cocktail qui fait descendre vertigineusement le niveau de son verre. On va partir quelque part oĂč on peut profiter sans se mettre la rate au court bouillon.
Chapitre 10 – Un diable habillĂ© en beatnik
Ludwig ajuste son pupitre et nous dĂ©marrons les vocalises de l’atelier chorale auquel Teresa et moi participons. Louise est lĂ aussi, officiant en mascotte de notre assemblĂ©e, Ă©videmment. Assise dans un coin de la salle dans laquelle les chaises sont toutes alignĂ©es contre un mur, elle prĂ©side l’activitĂ© de sa prestance habituelle, en mode « me brisez pas les noix ».
â Allez, les filles, nous encourage l’animateur, on recommence.
Une troupe de mamys chauffent leurs cordes vocales avec plus ou moins de rĂ©ussite, il faut bien le dire. Ă l’issue de l’exercice, le grand chevelu nous fait Ă©couter le morceau dont il a pris soin d’imprimer les paroles et la partition de piano pour celles qui voudraient pousser le vice Ă essayer de s’accompagner. Chacune rĂ©cupĂšre une feuille dans un bruissement de papier et de cancaneries inĂ©vitables quand on regroupe quinze femelles ensemble.
Je reprends place Ă cĂŽtĂ© de Teresa, qui est dĂ©jĂ plongĂ©e dans sa lecture. De mon cĂŽtĂ©, j’avais pris les devants : lorsque Ludwig nous avait parlĂ© du titre qu’il souhaitait nous faire travailler le cours suivant, j’avais demandĂ© Ă Laureline de m’aider Ă dĂ©chiffrer l’anglais des mots auxquels je ne pigeais que dalle. Ce nâĂ©tait pas Ă©vident, mais j’ai rĂ©ussi Ă tous les prononcer. En tout cas, la phonĂ©tique semblait convenable aux oreilles de ma petite-fille bilingue. Pas folle la guĂȘpe ! Je nâallais quand mĂȘme pas me taper la honte devant tout le monde. Je prĂ©fĂšre me marrer avec Louise en entendant les autres patauger dans la semoule, merci bien.
Ăa ne loupe pas. Les premiĂšres lectures sont atroces. MĂȘme Ludwig n’arrive pas Ă se retenir et cache ses moqueries derriĂšre ses cheveux longs. Enfin, il devait bien s’y attendre, le goujat. Proposer un morceau de Coldplay Ă des vieilles qui n’ont pour la plupart pas dĂ©passĂ© le niveau du certificat d’Ă©tudes ! Ambitieux, non ?
La cacophonie de la musique forte et des voix fĂ©minines qui essaient tant bien que mal de se caler sur le chanteur achĂšve Louise, qui hurle littĂ©ralement de rire, telle une louve Ă la pleine lune, ajoutant au dĂ©sordre ambiant. Je la regarde fixement en m’interrogeant sur sa santĂ© mentale et dĂ©cide finalement que sa mĂšre n’a jamais dĂ» lui apprendre la retenue. Connaissant Pitt et son caractĂšre de⊠c’est d’ailleurs plus que probable. Elle ne l’ouvre pas souvent, mais quand c’est pour se taper une bonne tranche de rigolade, lĂ , il y a du monde !
L’animateur coupe le son du lecteur branchĂ© sur haut-parleur.
â Mesdames, on va y aller en douceur, hein ? nous fait-il de son sourire charmeur.
Ce Ludwig est un diable habillĂ© en beatnik. Ses yeux noirs et envoĂ»tants, ses cheveux Ă©pais et brillants, sa haute stature⊠pas Ă©tonnant qu’il obtienne le silence en une nanoseconde. Oui, parce que GaĂ«l le photographe n’essaie plus et DorothĂ©e nous laisse pĂ©rorer comme bon nous semble. Le professeur de chant, lui, attire l’attention des vieilles en mal de mĂąle que nous sommes. Et les inscriptions.
L’atelier a affichĂ© complet dĂšs que le bonhomme avait montrĂ© son minois, alors que personne n’avait envie de pousser la chansonnette avant la rĂ©union d’information durant laquelle les diffĂ©rents animateurs Ă©taient prĂ©sentĂ©s. MĂȘme combat que pour les hommes et le cours de cuisine de DorothĂ©e ! Sauf qu’ici, on travaille vraiment, nous. On ne s’est pas inscrit sur un coup de tĂȘte pour abandonner la sĂ©ance suivante. Pour rien au monde on nâaurait loupĂ© le petit dĂ©hanchĂ© du parfait fessier masculin.
Trente yeux sont rivĂ©s sur sa bouche sensuelle et attendent les instructions. MĂȘme Louise a son visage tournĂ© vers lui. Elle n’en perd pas une miette, la garce. Et sans participer, Mademoiselle, bien sĂ»r. Heureusement que c’est mon amie, sinon je n’aurais pas partagĂ© gratuitement comme ça et l’aurait fait dĂ©guerpir, et fissa.
â Vous allez rĂ©pĂ©ter aprĂšs moi, d’accord ? Tout le monde a ses paroles ?
â Ouiii, Ludwiiig, rĂ©pondons-nous dans un chĆur parfait.
Un sourire irrĂ©sistible Ă©claire son visage sur lequel une barbe de trois jours ajoute un petit cĂŽtĂ© Clint Eastwood qui n’est pas pour me dĂ©plaire.
â C’est parti les filles ! Oh, angel sent from up aboveâŠ
Et lĂ , c’est la catastrophe. Personne ne dĂ©marre en mĂȘme temps, et forcĂ©ment, tout le monde finit en dĂ©calĂ©. Impossible de savoir si chaque participante a prononcĂ© les mots correctement. Ludwig ferme les yeux dans une patience infinie, puis nous invite, par nos prĂ©noms s’il vous plaĂźt, Ă rĂ©pĂ©ter chacune notre tour. Je regarde ma feuille de paroles et compte le nombre de lignes. Plus de vingt-cinq⊠On n’est pas rendu.
La brochette des femmes de militaires Ă la retraite passĂ©e – elles sont au moins sept – c’est Ă Teresa et moi. Cal se dĂ©brouille comme elle peut, charmante comme toujours, avec son petit air Ă ne pas y toucher, minaudant juste ce qu’il faut pour emmagasiner un maximum de risettes de la part de notre animateur. Puis vient mon tour. C’est idiot, mais j’ai le palpitant qui turbine Ă mille Ă l’heure. J’inspire profondĂ©ment, comme si je jouais ma vie sur cette phrase de six mots, puis me lance :
â Oh, angĂšle sept frome heup abov-euh.
C’est l’hilaritĂ© de Pitt qui me ramĂšne Ă la rĂ©alitĂ© du moment. J’ai dit ces horreurs, moi ?
â Attendez Ludwig, je rĂ©essaie ! reprends-je en bĂ©gayant lĂ©gĂšrement. Oh, angel sept from heup above.
â C’est parfait, ment l’animateur avec un regard rieur.
Tu penses qu’on doit bien le faire marrer, le saligaud. Mais je lui pardonne dĂ©jĂ grĂące au clin d’Ćil qu’il m’adresse avant de passer Ă Colette qui trĂ©pigne Ă cĂŽtĂ© de moi.
En une heure, nous avons rĂ©ussi Ă toutes lire et relire les paroles, sans plus faire aucune faute de prononciation, ou presque. C’est un sacrĂ© tour de force de la part de Ludwig, mine de rien. Je dĂ©cide de le fĂ©liciter Ă la fin du cours.
â Merci beaucoup pour le temps que vous avez consacrĂ© Ă nous apprendre le texte, c’Ă©tait pas une mince affaire ! lui dis-je, des Ă©toiles plein les yeux.
Il part d’un petit rire lĂ©ger Ă faire fondre n’importe qui tout en rangeant son matĂ©riel.
â C’est normal Jackie, c’est normal. Ă la semaine prochaine ? fait-il en me touchant l’Ă©paule.
Je reste mĂ©dusĂ©e par ce contact inattendu, Ă tel point que j’en oublie de lui rĂ©pondre. Teresa me bouscule lĂ©gĂšrement, me sortant de ma rĂȘverie – que je suis certaine de continuer cette nuit, au diable Paulo â et Louise ricane en nous rejoignant Ă pas lents. Cal dĂ©gaine son tĂ©lĂ©phone qui vibre encore dans sa main.
â C’est Mara, nous informe-t-elle avant de dĂ©crocher. Salut ! Oui, ça va et toi ?
S’ensuit un long monologue de notre AmĂ©rindienne qui donne le sourire Ă Teresa, laquelle acquiesce de temps Ă autre. PlutĂŽt prometteur donc. Lorsque Cal met fin Ă la communication, elle tourne vers nous un faciĂšs lumineux.
â Mara a une copine qui a un cousin dont la femme travaille dans une galerie marchande oĂč se trouve une agence de voyages, nous dĂ©bite-t-elle d’une traite, satisfaite de sa sortie.
Louise et moi attendons une ou deux dizaines de secondes que Cal complĂšte sa phrase. Mais comme elle ne semble pas dĂ©cidĂ©e Ă le faire, totalement plongĂ©e dans ses pensĂ©es, je la presse du coude, moins gentiment qu’elle a pu le faire tout Ă l’heure Ă mon Ă©gard.
â L’Ăźle Maurice, les filles ! L’Ăźle Maurice ! crie-t-elle en sautillant sur place.
Chapitre 11 – Des couleuvres Ă lui faire avaler
Le feu dans la cheminĂ©e crĂ©pite avec force. J’aime particuliĂšrement ce bruit qui me ramĂšne Ă des moments de bien-ĂȘtre absolu. Nos soirĂ©es cĂąlines au pied de l’Ăątre, les pauses lectures dans mon fauteuil qui fait face au foyer, mes mĂ©ditations hivernalesâŠ
Je m’installe prĂšs de MikhaĂŻl qui m’attend sur le plaid en peau de mouton posĂ© au sol, uniquement vĂȘtu d’un caleçon. C’est le signal d’un rapprochement imminent. Je compte sur mes doigts pour me remĂ©morer le dernier en date. Je vais jusqu’Ă six. Six semaines. Je peux bien faire un effort, d’autant que ça me titille bien aussi, je crois.
Les nouvelles agrĂ©ables des jours passĂ©s m’ont mise de bonne humeur et la bagatelle qui ne m’attire plus depuis des annĂ©es a des airs de fĂȘte, aujourd’hui. J’observe mon Micha qui se fait tendre, sa main effleurant mon bras tachĂ© de son. Je souris et lui lance le regard lubrique qui a occupĂ© mes soirĂ©es de jeune femme et ajoutĂ© du piment dans nos jeux de couple. Il rit en retour. J’aime cette simplicitĂ© dont il a toujours fait preuve dans les choses du sexe et de l’amour. Il n’y a pas Ă dire, c’est reposant un homme qui ne s’arrache pas les cheveux sur ses performances ou la frĂ©quence de ses rapports.
Il s’agenouille derriĂšre moi pour masser mes Ă©paules au-dessus de mon dĂ©bardeur pĂȘche bordĂ© de dentelle fuchsia. Ses mains dĂ©lassent mes muscles contractĂ©s par l’excitation des projets en cours de validation. Avec Louise, Teresa et MaracujĂ , on aimerait profiter de la super offre faite par le copain du cousin de la tante de je ne sais plus qui, enfin bref, du contact qui propose trois semaines fin juillet Ă l’Ăźle Maurice pour 1 995 euros par personne, tout inclus. Le trajet, les navettes, la chambre, les boissons, les repas, les activitĂ©s sur le resort, les assurances. Tout.
Il reste Ă motiver MikhaĂŻl et le mari de Teresa. Autant dire dĂ©placer des montagnes vieilles de 10 000 ans. J’exagĂšre Ă peine. Je prĂ©pare mes arguments, les passe en revue, les trie puis les hiĂ©rarchise, me rappelant que Cal opĂšre la mĂȘme manĆuvre avec Sebastian, Ă quelques kilomĂštres de nous. Quand je me sens prĂȘte, je me lance :
â Micha, tu sais ce qui serait bien ?
â J’ai ma petite idĂ©e, rĂ©pond-il d’un ton coquin en frottant son membre durci contre mon dos.
Je m’efforce de ne pas rĂ©agir vivement, mĂȘme s’il m’agace Ă feindre de ne pas comprendre que je ne parle pas de ça. Je n’oublie pas qu’Ă nos Ăąges, une occasion d’Ă©rection ne se gĂąche pas, mais j’ai des couleuvres Ă lui faire avaler, moi, avant d’envisager de gober son orvet.
â Mon chĂ©ri, message reçu cinq sur cinq, lui dis-je en tournant vers lui un visage malicieux. Mais avant ça, j’aimerais discuter de cet Ă©tĂ©âŠ
Dans un grognement à peine retenu, Mikhaïl se laisse tomber à cÎté de moi pour plonger ses yeux dans les miens.
â Tu veux revenir sur cette histoire de voyage de l’amicale ? se contrarie-t-il.
â Non, Micha, ne parlons plus des choses qui fĂąchent, c’est une affaire rĂ©glĂ©e en ce qui me concerne. Je pensais plus Ă un sĂ©jour que l’on pourrait se faire sur mesure, pour une fois.
Il me regarde fixement, l’air intriguĂ© par la derniĂšre lubie Ă laquelle j’essaie de le faire adhĂ©rer.
â DĂ©veloppe⊠dit-il, sur ses gardes.
Je m’emploie Ă caresser ses frĂȘles cuisses de poulet frit, expliquant Ă quel point la promotion prĂ©sentĂ©e Ă Mara au cours de l’une de ses nombreuses discussions avec la multitude de gens qu’elle croise dans son quotidien, peut ĂȘtre intĂ©ressante.
â Ah, un plan de Maracujà ⊠je voisâŠ
AĂŻe. Ăa sent le roussi. ForcĂ©ment, MikhaĂŻl et Mara, ce n’est pas le grand amour. ComprĂ©hensible quand on sait que la dĂ©lurĂ©e MaracujĂ a plaquĂ© mari et carriĂšre professionnelle prometteuse pour vivre sa passion du cheveu Ă plus de 60 ans, ce qui fait dĂ©sordre sur un C.V., d’aprĂšs mon Ă©poux. Et un vieux ronchon nanti qui n’a « jamais rien fait d’autre que de reprendre la boutique de papa-maman », dixit ma meilleure amie, ce nâest pas folichon non plus. Inutile d’aller plus loin dans l’explication, n’est-ce pas ?
â Un plan de Mara, peut-ĂȘtre, mais solide et surtout, tentant, Micha ! prends-je la peine d’insister. J’ai Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rer les renseignements et les tarifs Ă l’agence de voyages, j’ai lu les conditions de vente, mĂȘme les petites lignes, enfin j’ai tout verrouillĂ© et ça peut ĂȘtre chouette comme destination entre amis !
â Ah parce qu’en plus on irait avec ta bande ? Mais bien sĂ»r ! s’irrite MikhaĂŻl.
â Je ne comprends pas⊠tu serais bien parti avec nous en Autriche si je n’avais pas fait mon cirque, non ?
â Oui, tu as raison. Mais j’aurais eu mes collĂšgues sur place, pendant que tu faisais la folle avec tes copines.
â Et Sebastian, il est transparent peut-ĂȘtre ?
Micha Ă©clate d’un rire moqueur. Je ne m’attendais pas Ă la tournure que prend la conversation, alors j’Ă©coute mon mari cracher sa Valda.
â Tu parles du type qui est sans cesse le nez dans son journal, qui fait trois heures de sieste par jour, ne sort de sa chambre que pour manger et se couche avec les poules ?
â Ben tu te sentirais moins seul, ne puis-je m’empĂȘcher de rĂ©pondre du tac au tac.
L’air surpris de MikhaĂŻl me fait aussitĂŽt regretter mes mots. Je ne vais pas obtenir ce que je dĂ©sire de cette maniĂšre. Je me rapproche et entreprends de peloter l’entrejambe de mon mari, avec tact et dextĂ©ritĂ©. Il se dĂ©tend, ce qui est plutĂŽt bon signe, alors je tente le tout pour le tout :
â Ce que je veux dire, mon Micha, c’est que tu as quand mĂȘme quelques points communs avec Seb, et puis⊠il y a toujours moyen de faire connaissance sur place, tu sais ? fais-je en sortant son sexe marquĂ© par les annĂ©es, qui se dresse nĂ©anmoins devant mes yeux, tout fier de sa prouesse. Et il y a un accĂšs sans limite au spaâŠ
C’est mon avant-derniĂšre cartouche. Le jacuzzi, la piscine chauffĂ©e, le hammam, le sauna, les masseuses⊠c’est le pĂ©chĂ© mignon de Micha. Je le sens hĂ©siter. TrĂšs briĂšvement. Trop.
â Non, j’ai pas envie de partir trois semaines, trop long. Ăa nous coĂ»terait un rein cette histoire ! s’Ă©nerve-t-il un peu plus.
Tout en continuant Ă faire savamment coulisser ma main, j’ajoute rapidement, d’un ton suave qui ne s’accorde pas vraiment Ă mes propos :
â Ăa va surtout nous sortir de notre train-train, mon chĂ©ri. Et puis, c’est un hĂŽtel uniquement rĂ©servĂ© aux adultes⊠aucun enfant dans le resortâŠ
LĂ , je joue le tout pour le tout. Je n’ai plus rien dans ma besace pour inciter mon ours Ă mettre le nez hors de sa caverne. Je peux entendre les rouages dans sa tĂȘte obtuse. Lorsqu’il prend la parole, je devine dĂ©jĂ ce qu’il va me dire :
â Non, j’ai vraiment pas envie de partir au bout du monde. Tu sais que c’est pas mon truc, ajoute-t-il en ponctuant ses phrases de longs soupirs de satisfaction. T’as qu’Ă y aller toi, avec tes copines, ça te fera du bien, complĂšte-t-il Ă voix basse, en fermant les yeux.
Sur ces ultimes paroles, je l’entends rĂąler de plaisir, puis sens le rĂ©sultat de mon expertise sur mes mains. Double victoire.
â Je t’aime, ma Jackie, me souffle-t-il en se lovant contre moi.
Chapitre 12 – Et blablabla, et blablabla
Je me sers un thĂ© pour tenir compagnie Ă MikhaĂŻl qui prend tranquillement son petit-dĂ©jeuner dans la cuisine. Une Aretha Franklin dynamique entonne le refrain de Think, m’obligeant Ă la rejoindre dĂšs la deuxiĂšme phrase :
â Think about what you’re trying to do to me !
C’est le regard fatiguĂ© de Micha par-dessus son bol de chicorĂ©e, associĂ© au « tĂ©lĂ©phone » qu’il me balance d’une voix dĂ©sabusĂ©e, qui me rappelle qu’au lieu de m’Ă©poumoner joyeusement, je devrais me mettre en chasse de l’objet mentionnĂ©. Il s’agit en fait de ma sonnerie de portable, mais j’ai tendance Ă l’oublier. Non, ce n’est pas Alzheimer, c’est juste le pouvoir dĂ©mesurĂ© que cette chanteuse a sur moi.
â Oh, dĂ©solĂ©e mon chĂ©ri, dis-je sincĂšrement contrite. Promis, je change de mĂ©lodieâŠ
Je lui fais le coup Ă chaque fois, ou presque. Lorsqu’Aretha envoie cette Ă©nergie presque animale, je n’y peux rien, c’est incontrĂŽlable, j’y rĂ©ponds immĂ©diatement. Elle, et certains autres artistes. Bon, d’accord, beaucoup d’autres. Je suis sĂ»re de trouver un morceau exotique ou hispanisant intĂ©grĂ© au tĂ©lĂ©phone, ça permettra aux oreilles de MikhaĂŻl de rester tranquilles quand je reçois un appel. Ce sera toujours ça de gagnĂ© pour lui, je ne peux pas m’engager davantage. Je me rĂ©serve le droit de chanter Ă tue-tĂȘte lorsqu’elle passe Ă la radio ou que je mets son best of sur la platine du salon.
Mince, il croira que je le fais exprĂšs, mais impossible de poser la main dessus. Et promis, ce n’est pas pour aller au bout de la musique, mĂȘme si je fredonne jusqu’Ă la derniĂšre parole entendue. Une Ă©norme vibration indique que le tĂ©lĂ©phone est collĂ© Ă une paroi que je connais bien. J’ai fini par identifier ce bruit, qui est devenu un grand classique Ă la maison. Tout en remettant les coussins du canapĂ© en ordre, je rĂ©flĂ©chis Ă la raison qui expliquerait pourquoi je ne cherche pas directement Ă l’endroit concernĂ© dĂšs le dĂ©part⊠C’est vrai, c’est une question existentielle !
â Il est dans la chaaambre ! chantonnĂ©-je en repassant Ă petits pas rapides devant la porte ouverte de la cuisine, j’y vaiiis !
Bingo ! Le mobile a encore glissĂ© Ă cĂŽtĂ© de la table de chevet et vibrĂ© contre les montants mĂ©talliques de notre lit. Je me contorsionne pour le rĂ©cupĂ©rer sans avoir Ă bouger les meubles, puis dĂ©couvre que Teresa m’a laissĂ© un message. Elle souhaite que je la rappelle. Le ton de sa voix indique qu’elle n’a a priori pas eu plus de chance que moi. J’espĂšre me tromper lorsque je cherche son contact sur le tĂ©lĂ©phone, mais le timbre avec lequel elle rĂ©pond Ă la seconde sonnerie est Ă©loquent.
â On n’a pas les moyens d’un tel voyage, singe-t-elle dans la foulĂ©e de son bonjour. On n’a qu’Ă partir avec l’amicale, c’est quand mĂȘme 1 000 euros de moins. Et blablabla, et blablablaâŠ
Je l’interromps pour demander :
â Il n’a rien voulu savoir ? Je croyais que vous aviez rĂ©cupĂ©rĂ© les fonds de la vente de la maison de sa mĂšre ?
â Ben oui ! C’est pour ça que j’ai insisté⊠mais non, monsieur le rapiat prĂ©fĂšre, je le cite, « qu’on ne change pas une Ă©quipe qui gagne » !
â Cal, calme-toi, on trouvera une solutionâŠ
â Si tu le dis⊠alors de ton cĂŽtĂ©, c’est tout bon ? Il vient ? me dit-elle, une lĂ©gĂšre dĂ©ception dans la voix.
â Non, rassure-toi, il n’a pas Ă©tĂ© plus conciliant que Seb. MaisâŠ
â Oui ? vas-y, Jackie ! me presse Teresa.
â Il n’est pas contre que je fasse ce voyage seule. Enfin, avec vous !
Le silence au bout du fil est difficile à interpréter. Est-elle contente ou désappointée ?
â Teresa ?
â Oui, oui, je rĂ©flĂ©chis⊠je ne vois pas comment faireâŠ
â On se retrouve bien ce soir ? Sebastian a toujours son match de foot avec les garçons ?
J’espĂšre ne pas me tromper. Mes pĂ©ripĂ©ties tĂ©lĂ©phoniques invitent invariablement quelques inquiĂ©tudes au sujet de ma mĂ©moire folle. MĂȘme si elle amuse mes enfants par moments, personnellement, je me passerais bien des quiproquos qu’elle peut parfois engendrer.
â Bien sĂ»r ! J’ai dĂ©jĂ cuisinĂ© les tapas et les mignardises. On va s’en mettre plein la panse !
â Alors on en parle avec les filles ce soir, d’accord ? fais-je tout en Ă©tant soulagĂ©e que ma tĂȘte tienne la barre pour ce qui est important.
Je raccroche rapidement et me prĂ©pare pour la journĂ©e. Nous trouverons les solutions : ce voyage, nous allons le faire et nous allons le faire Ă quatre. Parce que j’en ai envie et que je l’ai dĂ©cidĂ©. Non mais.
J’arrive chez Teresa vers 20 heures, la nuit tombe dĂ©jĂ en ce dĂ©but avril. Les jours commencent Ă s’adoucir, mais la chaleur n’est pas encore au rendez-vous. Je patiente en me dandinant d’un pied sur l’autre pour tenter de me rĂ©chauffer, attendant que la maĂźtresse des lieux daigne m’ouvrir. C’est malin d’avoir oubliĂ© la veste de mi-saison. C’est « en avril, ne te dĂ©couvre pas d’un fil », le dicton ? Je m’engueule toute seule de ce manque de jugeote.
â Ah ben c’est pas trop tĂŽt, dis-je Ă MaracujĂ qui m’accueille avec un sourire Ă©blouissant.
â Ma Jackie, t’es fĂąchĂ©e ? roucoule mon amie paraguayenne en glissant le long du couloir qui mĂšne Ă la salle Ă manger.
â Non, oui⊠enfin, je sais pas. Non, juste un peu trop excitĂ©e par les derniers Ă©vĂ©nements, je pense.
J’embrasse Louise, que Mara a vĂ©hiculĂ©e jusqu’ici, puis Teresa, qui semble lasse. Je l’encourage Ă se confier :
â Dure journĂ©e ?
â Un peu, mon neveu⊠Sebastian veut pas en dĂ©mordreâŠ
Je ne perds pas une seconde et passe Ă l’attaque en dĂ©voilant mon plan de financement bien ficelĂ© pour rĂ©ussir Ă voyager toutes les quatre. Sans exception. MĂȘme Louise, qui n’a aucun moyen de partir plus loin que le chef-lieu de notre dĂ©partement. Et encore, pour rĂąler auprĂšs de l’administration, sinon ce n’est pas rentable selon elle.
â Joliiii ! siffle MaracujĂ , Ă©bahie par mon analyse. Ma cagnotte post-divorce doit bien servir Ă quelque chose, tu as raison ! Cal, c’est bon pour toi ?
Teresa a Ă©coutĂ© mon exposĂ© sans broncher et en reste muette, les larmes aux yeux. Je commence Ă m’inquiĂ©ter : c’est certes la plus Ă©motive du lot, mais ses silences sont rarement de bon augure.
â Je suis tellement touchĂ©e, finit-elle par lĂącher avec un sanglot, avant de se prĂ©cipiter dans mes bras. Merci beaucoup JackieâŠ
â Ben c’est normal, on va pas se mettre la rate au court-bouillon pour des histoires de flouze !
â D’accord, mais on fait une reconnaissance de dette et tout, et tout, hein. J’aimerais que ce soit rĂ©glo.
â Tout ce que tu voudras ! lui rĂ©ponds-je avec joie en l’embrassant Ă mon tour.
On se retourne vers Louise afin d’obtenir son accord. Ăa ne doit pas ĂȘtre Ă©vident d’ĂȘtre entretenu par quelqu’un, alors se faire payer un voyage tout compris par trois amies, ça ne peut ĂȘtre que triplement plus compliquĂ© Ă digĂ©rer. Mais on parle de Pitt, lĂ , et ce nâest pas n’importe qui. Tout ce qui sort de l’ordinaire, elle adore. Ăa ne loupe pas : elle lĂšve ses deux pouces en souriant.
â Trinquons Ă cette bonne nouvelle ! s’exclame Teresa en servant le contenu de la cruche prĂ©parĂ©e par Mara dans des verres Ă cocktail .
Le liquide doré ne fait pas long feu, accompagnant nos fantasmes les plus fous au sujet du séjour à venir.
Chapitre 13 – Un bel oeuf de pigeon
Au fond de la galerie commerciale, une vitrine de magasin me renvoie notre reflet. Quatre mamys en goguette. Une noire habillĂ©e en madras lumineux, une petite tassĂ©e qui se dĂ©place avec sa canne, une latine en turban bleu Ă©lectrique et Ă la dĂ©marche enjouĂ©e, et puis⊠moi. En guise d’occupation festive du jour, nous nous rendons Ă l’agence de voyages du pĂšre de la tante du frĂšre de⊠enfin, du contact qui nous fait une trĂšs belle promotion sur le sĂ©jour que nous convoitons.
ArrivĂ©es Ă la boutique, nous nous extasions devant la formidable dĂ©coration. Un Ă©norme globe terrestre est accrochĂ© au plafond et un avion en fait le tour grĂące Ă un mĂ©canisme invisible. Louise en garde la tĂȘte en l’air, une main appuyĂ©e sur son dos pour contrebalancer sa position. Elle est rigolote, ainsi postĂ©e Ă l’entrĂ©e du magasin. Nous dĂ©cidons de la laisser admirer la suspension tout son saoul et nous avançons vers le petit bureau planquĂ© au fond de la piĂšce.
Une multitude de luxurieuses plantes exotiques aux couleurs chaudes sont installĂ©es aux quatre coins de la boutique, ainsi que contre les deux murs latĂ©raux. Une vĂ©ritable allĂ©e verdoyante qui ne peut que donner envie de partir sous des cieux tropicaux. Un ou deux animaux empaillĂ©s viennent ternir cet ensemble paradisiaque. Je trouve ça du plus mauvais goĂ»t et le regard Ă©changĂ© avec Teresa me confirme que je ne suis pas la seule Ă le penser. MaracujĂ est dĂ©jĂ installĂ©e au bureau derriĂšre lequel un homme d’une trentaine d’annĂ©es, absolument charmant, nous reluque avec un grand sourire avenant.
ChĂątain clair, les yeux bleus, les traits fins, c’est une vĂ©ritable gravure de mode. Mes prunelles sont rivĂ©es Ă lui le temps que je me coule aux cĂŽtĂ©s de mon amie chatoyante dans son boubou du jour. Je m’assieds sur la chaise du milieu et Teresa prend place sur la derniĂšre disponible, Ă ma gauche. On se retourne toutes les trois vers l’entrĂ©e du magasin pour constater que Louise est toujours subjuguĂ©e par l’avion qui opĂšre ses rotations mĂ©caniques. Nous partageons un petit rire tendre avant de poursuivre avec le sĂ©duisant commercial.
â Bonjour jeune homme, commence Mara, nous sommes lĂ pour la promotion sur l’Ăźle Maurice.
â Oui, on m’a parlĂ© de vous, rĂ©pond l’agent avec une expression amusĂ©e.
Ăa ne loupe pas, on glousse comme des dindes, hypnotisĂ©es par son indĂ©niable charisme.
â Alors, on part sur combien de personnes ? reprend-il en embrassant notre groupe du regard. Quatre ?
â C’est ça ! ne puis-je m’empĂȘcher de m’exclamer Ă la place de MaracujĂ . Quatre dames, MonsieurâŠ
Je cherche une plaque avec son nom sur le petit bureau de chĂȘne derriĂšre lequel le jeune homme officie. Il semblerait que ce genre de dĂ©tails n’existe plus de nos jours. Mon regard ne dĂ©tecte qu’une tasse de cafĂ© Ă moitiĂ© remplie et dont les bords marron tĂ©moignent d’un usage intensif, trois piles de papiers ordonnĂ©es et un pot Ă crayon avec une cargaison de stylos publicitaires. Sans oublier l’ordinateur sur lequel notre interlocuteur tapote dĂ©jĂ des informations que lui seul connaĂźt.
â Laymeric. Mais ce sera Jonathan pour vous, m’enjoint-il avec un clin d’Ćil qui me fait fondre et battre des paupiĂšres. Quatre⊠jolies⊠femmes⊠dit-il lentement en scrutant son Ă©cran.
Y’a pas, il sait y faire. Son visage ne laisse aucun doute sur sa rĂ©elle intention, le petit sourire satisfait l’indique, mais nous succombons Ă cette vile flatterie. On savoure chaque manifestation d’intĂ©rĂȘt du sexe opposĂ© quand on dĂ©passe les sept dĂ©cennies, qu’il soit motivĂ© par des ambitions mercantiles ou non. C’est un fait. Nous gloussons Ă nouveau comme des volatiles. C’est ça qu’il devrait Ă©crire sur son ordinateur, quatre belles volailles, me dis-je intĂ©rieurement, ce qui me fait rire de plus belle. Je tente de reprendre mon sĂ©rieux pour suivre au mieux la conversation.
â TrĂšs bien, alors commençons par le type de sĂ©jour que vous recherchez, dĂ©marre-t-il l’entretien au sujet de notre voyage sur mesure.
Une fois listĂ©es toutes les donnĂ©es de base Ă partir du devis que j’avais rĂ©cupĂ©rĂ© quelques jours auparavant – les diffĂ©rentes formules, le lieu prĂ©cis, les activitĂ©s – le jeune homme nous indique la meilleure pĂ©riode pour partir afin de ne pas subir plusieurs jours de pluie consĂ©cutifs. Et que les trois semaines entrent dans le budget imposĂ©. Sa tĂąche est facilitĂ©e par notre silence rĂ©vĂ©rencieux, subjuguĂ©es que nous sommes par son talent innĂ© du commerce. Ou par ses fossettes craquantes. Ou les deux.
â TrĂšs bien mesdames, nous allons pouvoir passer aux choses sĂ©rieuses, nous lance-t-il de toutes ses dents blanches.
Sans y pouvoir grand-chose, mon cĆur se met Ă battre la chamade, comme une collĂ©gienne. Je crois qu’avec quarante ans de moins, ou mĂȘme vingt, j’aurais bien flirtĂ© un peu avec ce bel Ă©phĂšbe. J’entends soudain que Mara ne s’en prive pas ! D’accord, elle a trois ans de moins que moi, mais quand mĂȘme ! La voilĂ qui minaude, en plus ! Je n’en reviens pas et me retourne vers elle pour observer son manĂšge.
â Voici mon passeport, susurre-t-elle Ă grand renfort de battements de cils, dĂ©plaçant lentement de son index la piĂšce d’identitĂ© sur la surface libre du bureau.
Ses ongles parfaitement manucurés en bleu canard tapotent la couverture de cuir bordeaux. Le contraste est saisissant et Jonathan comme moi ne pouvons détourner notre regard du mouvement aguicheur.
â Mon passeport ! crie Teresa, nous sortant de la transe créée par l’AmĂ©rindienne. J’en ai pas !
Elle est affolĂ©e, se lĂšve d’un bond et renverse l’une des tours en papier installĂ©e sur le bureau de Jonathan, qui se prĂ©cipite pour ramasser ses prĂ©cieux dossiers, cognant sa tĂȘte contre celle de Cal qui s’est elle aussi baissĂ©e afin de rĂ©parer sa bĂ©vue. Ils tombent tous les deux sur les fesses, sonnĂ©s par leur violente rencontre. Louise Ă©clate de rire derriĂšre nous, ce qui arrive trop rarement pour ne pas nous arrĂȘter quelques secondes dans notre Ă©lan secouriste, Mara et moi. AprĂšs ĂȘtre venus Ă la rescousse des blessĂ©s, nous la dĂ©couvrons en train de regarder la scĂšne complĂštement hilare : pas de doute, elle se moque bien des Ă©tourdis.
â Ăa va, ça va, fait l’agent de voyage un peu agacĂ© par les Ă©vĂšnements, mais juste ce qu’il faut pour ne pas paraĂźtre antipathique.
Je relĂšve Teresa qui est encore dans la lune, une main sur son front. Un bel Ćuf de pigeon commence Ă apparaĂźtre sur le coin droit, tendant ses rides d’une maniĂšre comique. Je me retourne vers Jonathan, dont le menton est tumĂ©fiĂ©, et que MaracujĂ est dĂ©jĂ en train de redresser avec moult encouragements. Mes yeux s’arrondissent quand je la surprends Ă tapoter toutes les parties du corps du jeune homme, et ce jusqu’au fessier. Lorsqu’elle croise mon regard, elle tire malicieusement la langue.
â Mara, tu as oubliĂ© de vĂ©rifier le plus important⊠fais-je en penchant la tĂȘte sur le cĂŽtĂ©, d’un air bravache.
A son tour, ses mirettes se transforment en soucoupes quand elle me montre silencieusement du doigt l’entrejambe de Jonathan. J’Ă©clate de rire.
â BĂ©casse, me permets-je alors que le commerçant reprend Ă peine ses esprits, son menton !
Chapitre 14 – Attention Ă vos fesses
Dans un peu plus de deux mois, c’est le grand plongeon. Ou plutĂŽt, le grand envol. Notre avion partira de l’aĂ©roport de la prĂ©fecture pour nous amener jusqu’Ă l’Ăźle Maurice. Les deux passeports manquants – ceux de Teresa et Louise – ont Ă©tĂ© commandĂ©s ainsi que la totalitĂ© des options pour le sĂ©jour. Notre charmant Jonathan, qui n’attend plus que les rĂ©fĂ©rences des piĂšces d’identitĂ© pour Ă©diter les billets, nous a si gentiment accompagnĂ©es dans nos dĂ©marches que nous l’aurions presque emmenĂ© avec nous.
Le gros bazar qui a baignĂ© la fin de notre entrevue avec le voyagiste – plus de gĂȘne que de mal – nous a ĂŽtĂ© la possibilitĂ© d’organiser le partage des paiements comme nous l’avions prĂ©vu. J’ai donc tout avancĂ©, puis les filles et moi avons fait les comptes par la suite. L’aspect budget en rĂšgle, il Ă©tait temps de lister les affaires Ă emporter pour ces vacances au long cours. Mon pĂ©chĂ© mignon Ă©tant d’Ă©tablir des inventaires pour chacun de mes projets, je m’en suis donnĂ© Ă cĆur joie. J’ai mĂȘme rĂ©galĂ© les copines de mes bons conseils en organisation de bagages.
Mais pour l’heure, il me faut prĂ©parer le dĂ©jeuner de ce joli jour fĂ©riĂ© de mai. Mes enfants viennent manger et je sens que la discussion tournera autour de mon auguste personne. Ăa va jacter sur la faiblesse de MikhaĂŻl, sur ma folie qu’ils espĂ©reront Ă©phĂ©mĂšre, sur la destination qui sera vraisemblablement trop lointaine, et j’en passe. Dans un soupir, j’Ă©vacue ces rĂ©flexions stĂ©riles pour me prĂ©occuper du contenu de ma commande chez Zahir, le boucher. Une huitaine de chateaubriands, quelques escalopes de poulet et quelques lardons de volaille artisanaux pour la salade. Ce midi, c’est barbecue !
Je discerne une silhouette que je connais bien prĂšs de la caisse de la boutique, en pleine discussion avec Solange, la femme du commerçant. Les deux apprentis que Zahir a recrutĂ©s en septembre dernier prenant en charge les clientes qui sont devant moi, j’ai le temps d’aller voir ma nouvelle amie avant que le maĂźtre boucher s’emploie Ă me servir. J’attends poliment que la Tunisienne termine son bavardage et me place juste derriĂšre elle pour ne pas la louper. Elle se retourne dans son lĂ©gendaire mouvement de voiles, rose poudrĂ© et dorĂ©s aujourd’hui. Diablement sĂ©duisante dans ces teintes – que je soupçonne soigneusement choisies pour mettre en valeur son hĂąle et sa couleur de cheveux – Feiza tourne vers moi un visage agrĂ©ablement surpris.
â Jacqueline ! m’alpague-t-elle dans un joli phrasĂ© oriental Ă cent dĂ©cibels en m’Ă©cartant de la file. Tu manges halal, toi ?
â Pas vraiment, fais-je en riant discrĂštement. Mais c’est le meilleur boucher de la ville, non ?
Elle hoche sa tĂȘte lĂ©gĂšrement penchĂ©e en me regardant d’un air entendu, les paupiĂšres plissĂ©es.
â C’est vrai, Jacqueline, c’est vrai⊠Alors, tout le monde braille que vous faites, comment on dit dĂ©jĂ ? rĂ©flĂ©chit-elle, cherchant la rĂ©ponse partout dans le magasin en roulant des yeux. SĂ©cession ? Pour le voyage⊠vous organisez le vĂŽtre ?
Je reste interdite quelques secondes, car aucune de nous ne s’est rendue au club depuis la signature des papiers Ă l’agence. Est-ce que ce ne serait pas MaracujĂ qui magnifie les reflets de notre Feiza ? Si, je crois bien⊠Tout s’explique. Quelle pie cette Mara, impossible de tenir sa langue, alors qu’on avait convenu de ne rien laisser filtrer pour Ă©viter de nouvelles confrontations. L’amicale est peuplĂ©e de drĂŽles de spĂ©cimens et leurs rĂ©actions sont parfois difficiles Ă comprendre. Et Ă gĂ©rer !
â C’est exact, Feiza, on part Ă quatre, en juillet prochain, Ă l’ĂźleâŠ
â Maurice, complĂšte-t-elle en roucoulant. Je sais, je sais⊠Cocktails, piscine chauffĂ©e et petits Mauriciens aux culs bombĂ©s. Vous allez vous plaire lĂ -bas, c’est parfait pour vos vieilles carcasses. Mais j’aurais pensĂ© que vous m’inviteriez Ă me joindre Ă vous, je te le cache pas.
Encore une fois mĂ©dusĂ©e par l’aplomb de mon interlocutrice, je me rends compte qu’en effet, Ă part une poignĂ©e de vagues connaissances – qui n’ont pas redonnĂ© de nouvelles depuis – Feiza est la seule Ă avoir suivi, ou plutĂŽt amorcĂ©, la rĂ©sistance des moutons noirs du club. Je tente de bredouiller quelque chose de cohĂ©rent, mais rien d’audible ne sort de ma bouche.
â Allez, allez, dĂ©tends-toi, va, je te taquine, Jacqueline Kroutchinkine. Je te taquine⊠Amusez-vous bien ! me lance la panthĂšre dorĂ©e d’un ton enthousiaste avant de disparaĂźtre du magasin dans un tourbillon.
Je me retourne vers l’Ă©tal et m’aperçois que plusieurs personnes sont passĂ©es avant moi durant nos quelques minutes de conversation. Encore un peu confuse, je reprends ma place prĂšs de la caisse et donne ma liste Ă un Zahir pressĂ© de terminer sa matinĂ©e de travail. Je le comprends et prends soin au moment de rĂ©gler mes achats de ne tenir la jambe Ă sa femme que le minimum syndical.
Une fois Ă la maison, je repense Ă mon entrevue avec Feiza tout en prĂ©parant les Ă©lĂ©ments du dĂ©jeuner, pendant que Micha embrase le charbon du brasero. On aurait pu lui parler du projet, c’est vrai. Je prends conscience que nous nous sommes un peu comportĂ©es comme les vieux dĂ©gueulasses de l’amicale, dans le fond.
C’est pensive que j’accueille toute la clique. Tout est prĂȘt en cuisine et ne demande qu’Ă ĂȘtre apportĂ© sur la terrasse. Laitue au chĂšvre frais et lardons, carottes rĂąpĂ©es et tomates mozzarella. La viande patiente dans des plats en cĂ©ramique coiffĂ©s d’aluminium. La petite troupe s’installe autour de la table dressĂ©e par MikhaĂŻl, toujours avec goĂ»t et efficacitĂ©. Une vaisselle en plastique aux couleurs vives et variĂ©es Ă©gaie la surface, flanquĂ©e de couverts aux motifs marguerite et agrĂ©mentĂ©e ici et lĂ de plusieurs soliflores. Roses et lys du jardin apportent la touche finale Ă cette dĂ©coration de fĂȘte estivale.
Tout le monde se sert Ă tour de rĂŽle des plats qui circulent de main en main, dans le lĂ©ger brouhaha des retrouvailles hebdomadaires. Je les observe d’un Ćil attendri, mon cĆur se prĂ©parant dĂ©jĂ au soulĂšvement Ă venir. Je suis majeure et vaccinĂ©e, certes, et je ne leur dois aucune explication ni aucune justification, Ă©videmment. J’ai cependant toujours eu besoin de partager mes petits bonheurs avec les miens et ce voyage, c’est un profond moment de joie pour moi. Je prends une inspiration et me lance d’une voix suffisamment puissante pour ĂȘtre entendue par-dessus les Ă©changes qui vont bon train :
â Les enfants ! J’ai quelque chose Ă vous annoncer. En juillet prochain, je pars avec MaracujĂ , Teresa et Louise Ă l’Ăźle Maurice, pour trois semaines entiĂšres, finis-je au bout de mon expiration.
Un silence accueille ma déclaration, puis les exclamations de mes filles et de leurs maris fusent de tous cÎtés. FlorilÚge :
â Sans papa ? crie Ariana.
â Tu es sĂ»re que c’est prudent ? complĂšte Elena.
â Vous savez le prix que ça coĂ»te ? me rĂ©primande Yvan.
â Attention Ă vos fesses, Jacqueline, les Mauriciens sont chauds, vous ĂȘtes au courant ?
Dans le tumulte familial, Nicolas se lÚve et vient déposer un baiser sur ma joue.
â Amuse-toi bien, maman⊠me chuchote-t-il avant de prendre ses affaires et de quitter les lieux.
Chapitre 15 – La cacahuĂšte
Je vĂ©rifie mon maquillage dans le miroir de l’entrĂ©e et admire le boulot que j’ai rĂ©alisĂ© autour de mes yeux vairons. Le fard dorĂ© est du plus bel effet et s’harmonise Ă merveille avec le nouveau rouge Ă lĂšvres marron glacĂ© que j’ai achetĂ© le mois dernier en VPC. Je contrĂŽle la tenue de ma coiffure, aidĂ©e par un voile de laque. J’ai choisi de laisser mes cheveux blancs libres, une large mĂšche en vague sur l’avant donnant du volume Ă l’ensemble. Par-fait. J’attrape la pochette en lamĂ© posĂ©e sur la table du sĂ©jour, tout en faisant tournoyer ma longue robe chocolat devant le museau de MikhaĂŻl qui n’en loupe pas une miette.
â Tu es sublime, ma Jackie, soupire l’amoureux transi qu’il est encore Ă 75 ans.
Je ne peux pas dire le contraire, j’ai de la chance d’avoir un mari toujours sous mon charme et surtout, dĂ©monstratif. Je regrette juste qu’il ne m’appuie pas plus lorsque les harpies qui me servent d’enfants et de beaux-fils prennent un malin plaisir Ă m’infantiliser comme ils ont tentĂ© de le faire lors du repas de la semaine derniĂšre. Je lui souris de tout mon dentier refait Ă neuf quatre ans plus tĂŽt et l’invite une Ă©niĂšme fois Ă se joindre Ă nous.
â Et le match alors ? demande-t-il aprĂšs avoir claquĂ© la langue en signe de nĂ©gation.
Je soupire en roulant des yeux et dĂ©pose une marque de rouge Ă lĂšvres via un chaste baiser sur son crĂąne dĂ©garni avant de me rendre au bingo mensuel du club. Je vais y retrouver mes copines pour la derniĂšre grande soirĂ©e de l’amicale qui fermera ses portes Ă la mi-juin. Encore trois semaines d’activitĂ©s et aprĂšs, les vieux pourront caner tranquillement chez eux sans plus emmerder personne, Ă grand renfort de canicule qui ne manquera pas de frapper sur nos terres. Je plaisante bien sĂ»r. Quoique.
Devant l’entrĂ©e des locaux prĂȘtĂ©s au club par la mairie, MaracujĂ et Louise patientent le temps que Teresa termine une conversation tĂ©lĂ©phonique animĂ©e. J’embrasse Pitt et Mara, puis une Cal qui a raccrochĂ© et qui, rose de colĂšre, dĂ©bite d’un trait :
â Il va finir par me tuer d’Ă©puisement avant qu’on ait pu prendre l’avion, je vous jure ! s’Ă©poumone-t-elle en passant devant nous sans mĂȘme nous regarder.
Sebastian n’a pas l’air commode ces derniers temps. Aucune de nous n’insiste, on sait que le fin mot de l’histoire arrivera durant la soirĂ©e. Elle franchit le pas de porte et nous pĂ©nĂ©trons Ă sa suite dans l’antre dĂ©moniaque du jeu. L’ambiance est animĂ©e, comme Ă chaque fois, mais avec un brouhaha plus fĂ©minin qu’Ă l’accoutumĂ©e, foot Ă la tĂ©lĂ© oblige. Ce n’est pas plus mal, quand nous sommes entre nous, les parties ne s’Ă©ternisent pas. Les hommes sont durs de la feuille au club et il n’y a rien de sexiste Ă remarquer que ce sont toujours les mĂȘmes qui gueulent « commeeeeent ? » Ă chaque numĂ©ro tirĂ©, si ?
MaracujĂ achĂšte les cartons – c’est son tour ce mois-ci – puis nous nous posons Ă notre place, au bout d’une longue rangĂ©e de tables collĂ©es les unes aux autres. Je me souviens soudain que Martine et son clan jouent habituellement Ă nos cĂŽtĂ©s, mais pour l’heure, les chaises sont vides. Les trois couillons du bureau – qui n’aiment pas le foot ou ont le sens du sacrifice, allez savoir – s’installent sur l’estrade et se prĂ©parent Ă nous faire leur cirque basĂ© sur les traditionnels jeux de mots douteux. Je suppose que chaque rĂ©gion a ses spĂ©cificitĂ©s en la matiĂšre, mais je peux garantir que la nĂŽtre n’est pas trĂšs reluisante dans ses rĂ©fĂ©rences.
Les tests micro nous vrillent les tympans, tout le monde est sur le qui-vive, la tension monte d’un cran dans la salle presque remplie. C’est qu’on ne rigole pas avec le bingo ! Enfin, sauf Louise qui ne fait que ça quand un vieux se plante de quine ou qu’une ancienne trĂ©buche en allant aux toilettes, puisqu’elle ne joue pas. Ăa toussote dans les haut-parleurs quand MaracujĂ me donne un coup de pied sous la table.
â AĂŻe ! fais-je en fronçant les sourcils en direction de mon amie.
Je comprends Ă ses mouvements de tĂȘte que nos futures voisines arrivent dans mon dos. Cinq dames distinguĂ©es se postent Ă leur place et dĂ©gainent leur planche de numĂ©ros d’une impulsion coordonnĂ©e et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Aucun bonjour dans notre direction. Jacques, le prĂ©sident de l’amicale, lance les hostilitĂ©s.
â Le dentier, commence Jacques, tout fier de son jeu de mots Ă deux balles. 32 !
Nous posons machinalement nos pastilles rouges sur les cartons installĂ©s devant nous, Ă©changeant des coups d’Ćil pour savoir qui osera aborder le sujet de l’Ăźle Maurice avec les garces Ă nos cĂŽtĂ©s.
â La cacahuĂšte ! continue Dom, le secrĂ©taire sans aucune personnalitĂ© qui ne fait que suivre Jacques.
Les petits ronds de plastique continuent à rejoindre les numéros correspondant quand Teresa prend la parole.
â Sebastian n’est absolument pas d’accord pour que j’y aille avec vous, murmure Cal en prenant garde de diriger sa bouche vers notre quatuor. Encore tout Ă l’heure, il m’a menacĂ©e de dormir chez Marcello si je m’entĂȘte Ă prĂ©parer le voyage.
â 13 ! balance Jacques en insistant sur le z, cet Ăąne.
â C’est chouette ça, rĂ©torque Mara en posant son pion sur le chiffre sorti, tu as en plus droit Ă deux mois de sommeil rĂ©parateur. Rien de mieux pour ĂȘtre fraĂźche et dispose ! Dis-lui merci, tiens !
â La culotte Ă Charlotte, ricane Dom en cherchant des yeux sa sĆur dans le public qui porte le prĂ©nom en question, 46 !
Teresa ne goĂ»te ni l’humour douteux du secrĂ©taire, qu’elle fusille du regard avant de dĂ©tourner celui-ci vers Mara, qu’elle fixe d’un air torve. DĂ©tachant toutes les syllabes, elle chuchote encore plus bas :
â Je te signale qu’on n’a pas passĂ© une seule nuit sĂ©parĂ©s l’un de l’autre depuis notre mariage il y a 55 ans. Comment tu peux dire une chose pareille ?
â Essuyez vos moustaches ! VoilĂ le 69 ! baragouine Jacques chez qui le Ricard rĂ©guliĂšrement rechargĂ© par Ray, Ă©videmment titulaire Ă la buvette, commence Ă faire des ravages.
Les pastilles sont réguliÚrement posées sur leurs cases, de maniÚre totalement automatique.
â Oh, ça va, ça va, tempĂšre Mara. Je comprends, mais tu vas quand mĂȘme pas cĂ©der au chantage, si ?
â 5 ! La pleine main ! s’amuse Dom.
â Non, bien sĂ»r que non, et je ferai ce voyage, ça c’est sĂ»r. Mais je pensais pas qu’il allait pousser le bouchon si loin, confie Teresa Ă voix haute.
Un reniflement de mĂ©pris provient de la table accolĂ©e sur laquelle Martine et sa clique bingotent elles aussi. Je tourne la tĂȘte en mĂȘme temps que mes amies pour identifier la semeuse de trouble. Aucune de nos voisines ne daigne lever les yeux.
â La mamĂ©, mais laquelle ? chatouille Jacques en haranguant son public qui rĂ©agit immĂ©diatement par des rires bien gras, ces mollusques. 89 !
Louise démarre au quart de tour.
â HĂ©, les mal baisĂ©es ! les alpague-t-elle de sa voix rauque, c’est pas parce que vous avez pas les nibards assez costauds pour tenir tĂȘte Ă vos imbĂ©ciles de maris que tout le monde doit faire pareil, hein. Partez en Autriche, laissez les p’tites bites qui vous font plus grimper au rideau depuis belle lurette gĂ©rer vos vies, mais nous faites pas chier quand on se casse la nĂ©nette pour notre voyage « sur-mesure », finit-elle en insistant sur les deux derniers mots.
â Les deux queues en l’air, 66 ! exulte Dom devant un parterre conquis.
Chapitre 16 – Ne pas salir le sol de la cuisine
La fin du mois de mai apporte des tempĂ©ratures de plus en plus clĂ©mentes, rallongeant nos soirĂ©es terrasse. Je choisis l’un de ces moments pour aborder avec MikhaĂŻl un sujet qu’il n’aime pas particuliĂšrement. Alors que Dusty Springfield fredonne son somptueux Son of a preacher man depuis l’intĂ©rieur de la maison, je prĂ©pare mes phrases. Tous les deux Ă©tendus sur les chaises longues au molleton coordonnĂ© qui prend soin de nos popotins, je commence avec mes plus beaux yeux de biche dĂ©pareillĂ©s :
â Micha⊠quand je serai Ă l’Ăźle Maurice⊠trois semaines, c’est quelque choseâŠ
MikhaĂŻl soupire sans me regarder. Sous les derniers rayons du soleil qui donnent une teinte orangĂ©e clownesque Ă son visage, on le croirait transformĂ© en une carotte gĂ©ante en train de dormir. Je retiens mon rire pour ne pas l’irriter davantage.
â Je t’ai dĂ©jĂ dit mille fois que j’avais besoin de personne, Jackie.
Je m’assieds au bord du coussin pour mieux dĂ©biter mon discours fraĂźchement pensĂ©.
â MikhaĂŻl, les enfants seront tous absents Ă un moment ou un autre, ça laisse une semaine oĂč aucun d’eux ne sera dispo. Tu serais pas si ours, je m’inquiĂ©terais moins, maisâŠ
Devant l’air exaspĂ©rĂ© de mon mari, je tente l’humour en dernier assaut :
â S’il t’arrive quoi que ce soit, on le saura pas avant de dĂ©couvrir ta dĂ©pouille dessĂ©chĂ©e et bouffĂ©e par les asticots. Tu m’imagines Ă quatre pattes en train de dĂ©barrasser ton adorable corps de cette vermine ?
Je papillonne des paupiÚres dÚs que son regard se pose sur moi avec un sourire amusé.
â Non, mais je te vois bien dans le cabinet du notaire quelques jours plus tard en train de te frotter les mainsâŠ
Faussement outrĂ©e, je lui lance ma tong et m’esclaffe en sa compagnie.
â Oui, ben si tu permets, mon agenda est dĂ©jĂ plein pour la rentrĂ©e. Pas le temps de caser la lecture de tes derniĂšres volontĂ©s entre ma manucure et le dentiste.
Micha rit de plus belle. J’aime entendre ce son qui a accompagnĂ© des dĂ©cennies d’amour simple.
â D’accord, d’accord⊠je vais me dispenser de me casser le col du fĂ©mur pour ne pas salir le sol de la cuisine en pourrissant et t’Ă©viter d’amĂ©nager ton planning dĂ©jĂ si chargĂ©. Mais j’ai besoin de personne pour me chaperonner, martĂšle-t-il en se levant.
Je le regarde rentrer, pensive. Comment lui faire accepter la visite de la voisine, ne serait-ce que tous les deux jours ? Je me rends bien compte que nous sommes en pleine possession de nos moyens, lui et moi, mais un malaise, une maladresse, c’est si vite arrivĂ©. Ma hantise : apprendre qu’il aurait vĂ©gĂ©tĂ© plusieurs jours â voire dĂ©pĂ©ri â sans que personne ne se prĂ©occupe de lui. Je pourrais aussi passer des coups de fils rĂ©guliers et dĂ©pĂȘcher quelqu’un pour se rendre sur place s’il ne rĂ©pond pas. Mais⊠on en parle de l’insouciance de partir en vacances ? On est d’accord.
â MikhaĂŻl, dis-je en le rejoignant Ă l’intĂ©rieur, j’ai pas fait de scĂšne pour que tu me suives, j’apprĂ©cie que tu aies l’intelligence de m’encourager Ă partir, mais ce serait injuste de me laisser me faire du mauvais sang Ă des milliers de kilomĂštres alors qu’on a une solution idĂ©ale qui permet d’Ă©viter tout stress inutile.
Je suis essoufflĂ©e Ă la fin de ma tirade. Mes yeux s’humidifient sans raison, ce que Micha remarque immĂ©diatement. Il s’approche de moi pour essuyer les larmes qui couleraient, mais elles restent prisonniĂšres de mes paupiĂšres.
â Jacqueline⊠commence-t-il en plantant ses prunelles dans les miennes.
AĂŻe, ce n’est pas bon signe.
â Si tu insistes encore avec Madame Morel, je ne rĂ©ponds plus de rien, murmure-t-il avec calme.
Le contraste de son timbre et des propos me hĂ©risse les poils. Mais c’est plus fort que moi… On peut appeler ça de l’Ă©goĂŻsme ou de la prĂ©vention Ă outrance, j’enchaĂźne sans rĂ©flĂ©chir :
â Ăcoute, espĂšce de vieux tĂȘtu casanier. Tu peux bien faire ce que tu veux de tes os, mais hors de question que je parte en voyage avec l’angoisse au bide. La voisine passera trois fois durant la semaine oĂč les enfants sont pas lĂ , et puis c’est tout.
En apnĂ©e, j’attends de constater les dĂ©gĂąts provoquĂ©s par mes paroles spontanĂ©es. Pour toute rĂ©action, MikhaĂŻl hausse les sourcils, puis quitte la piĂšce sans un mot. J’entends la porte de la chambre claquer et les volets se fermer avec grand bruit.
AĂŻe, ce n’est dĂ©finitivement pas bon signe.
Je le rejoins aprĂšs le nettoyage de mon dentier, mais il feint de dormir. Je le connais, il met minimum une heure chaque soir avant de sombrer. Je suis mon instinct et n’insiste pas.
Le lendemain matin, je me rĂ©veille seule, extĂ©nuĂ©e. Mon sommeil a Ă©tĂ© mĂ©diocre parce que ma tĂȘte de mule de mari m’a tournĂ© le dos toute la nuit. Ăa n’Ă©tait pas arrivĂ© depuis ce fameux jour oĂč j’ai perdu une pierre prĂ©cieuse dans la boutique, lĂąchant malencontreusement la boĂźte dans laquelle elle Ă©tait rangĂ©e pendant le nettoyage de l’atelier. J’ai eu beau rabĂącher que s’il n’avait pas Ă©tĂ© si rapiat en refusant d’embaucher une femme de mĂ©nage, la gemme n’aurait certainement pas roulĂ© on ne sait oĂč en tombant de mes mains inexpĂ©rimentĂ©es, Micha m’en a voulu pendant plusieurs jours. L’assurance avait rejetĂ© la demande d’indemnisation…
Aucune trace de MikhaĂŻl dans la maison. Il doit ĂȘtre rudement remontĂ©. Pas le temps de m’appesantir sur son absence, j’ai une journĂ©e shopping Ă affronter. Le klaxon de MaracujĂ retentit une petite heure plus tard dans la rue de notre rĂ©sidence privĂ©e. Je dĂ©couvre mes trois amies Ă l’intĂ©rieur du tacot dont le moteur tourne, prĂȘt Ă rugir vers le centre commercial. Objectif : les maillots de bain. En fouillant dans mes placards, je n’ai pas trouvĂ© autre chose que mon une piĂšce de natation. TrĂšs sexy, non ? Comme Louise n’en a tout simplement pas et que Mara comme Cal veulent changer ceux qu’elles utilisent tout le temps, l’aubaine du dĂ©stockage du magasin de sport en fermeture dĂ©finitive tombe Ă point.
Nous n’aurons jamais frĂ©quentĂ© ce centre commercial autant que depuis notre dĂ©cision de partir. C’est qu’il regorge de pĂ©pites, celui-lĂ ! Des boutiques minuscules coincĂ©es entre les grandes enseignes, qui vendent de la maroquinerie spĂ©ciale « voyage Ă l’autre bout du monde » Ă tout petit prix, des produits de beautĂ© naturels parfaits pour se chouchouter sous les tropiques, des vĂȘtements lĂ©gers et colorĂ©s pour frimer aux soirĂ©es dansantes⊠bref, une vĂ©ritable caverne d’Ali Baba.
Plusieurs virĂ©es sont nĂ©cessaires pour nos prĂ©paratifs. Les semaines qui suivent assistent, impuissantes, aux multiples mouvements de nos comptes bancaires. Enfin, surtout le mien et celui de Mara. C’est sĂ»rement l’excitation de l’Ă©chĂ©ance qui approche â et le manque de moyens de Louise et Teresa â mais nous dĂ©pensons sans calculer, moi piochant dans la rĂ©serve ouverte Ă mon nom Ă la retraite de Micha et MaracujĂ , dans sa trĂšs juteuse Ă©pargne de jeune divorcĂ©e qui a touchĂ© une magnifique prestation compensatoire. Si Pierre, son ex-mari, PDG d’une Ă©norme firme textile, avait vent de ce que sa femme fait de son argent, il ferait une crise cardiaque. Ca me donne presque envie de cĂ©der Ă la mode des selfies pour lui envoyer. AussitĂŽt dit, aussitĂŽt fait.
Chapitre 17 –
MaracujĂ dĂ©barque dans le hall de l’aĂ©roport avec un chariot qui dĂ©borde de bagages multicolores. J’en compte au moins cinq. Je lui lance un regard Ă©quivoque mĂȘme si Madame a certainement dĂ©jĂ prĂ©vu le surplus pour leur transport. J’aperçois Louise qui avance clopin-clopant aux cĂŽtĂ©s de Teresa devant deux grosses valises de taille consĂ©quente. Deux petits sacs y sont harnachĂ©s Ă l’aide d’un tendeur. Je lĂšve les yeux au ciel. Un tendeur dans un aĂ©roport, on aura tout vu !
Au moins, elles sont toutes lĂ . Nous nous embrassons dans un chahut de cour d’Ă©cole, Ă grand renfort de compliments sur nos vĂȘtements de voyage et les chapeaux de paille posĂ©s sur nos tĂȘtes, que lâon a choisis ensemble la semaine passĂ©e.
â Mara, tu sais que tu ne pourras jamais tout enregistrer dans la rĂ©servation de base, hein ? lui dis-je en haussant les sourcils.
â Ma chĂ©rie, j’ai ici un sĂ©same qui ne rĂ©siste Ă rien, me rĂ©pond-elle en agitant sous mon nez sa carte gold, dans sa plus belle interprĂ©tation du rĂŽle de diva qui me fait rire de bon cĆur.
â Cal, tu as pu rĂ©cupĂ©rer tous les papiers nĂ©cessaires chez Louise, c’est bon ?
Teresa acquiesce tout en descendant le reste de sa bouteille d’eau, le front perlĂ© de sueur et un mouchoir trempĂ© dans l’autre main.
â Je vais jamais m’en sortir avec ces tempĂ©ratures ! se lamente-t-elle en jetant sa boutanche vide.
â Souviens-toi, on est dans le mois le plus frais lĂ -bas, 25°C maximum, peu de pluieâŠ
Je l’encourage d’un bĂ©cot sur la joue et entraĂźne la troupe vers l’enregistrement. Une queue longue comme⊠bref, une queue s’Ă©tale du comptoir rĂ©servĂ© Ă notre vol jusqu’au mur qui lui fait face. Jonathan nous avait prĂ©venues de prĂ©voir trois heures avant le dĂ©collage, mais je ne m’attendais pas à ça. Teresa, Mara et moi jouons Ă notre passe-temps prĂ©fĂ©rĂ© pour patienter : la physionovie. C’est un concept qu’on a inventĂ© il y a pas mal d’annĂ©es maintenant et dont on ne se lasse pas !
â Mmmhhh⊠je dirais, 42 ans⊠secrĂ©taire comptable ou bibliothĂ©caireâŠ
â Ah non ! C’est pas du tout la mĂȘme chose ! On voit bien que c’est plus le type maths que bouquins ! s’insurge Teresa en scrutant notre victime.
â Ouais⊠alors⊠reprend MaracujĂ en Ă©tudiant la quarantenaire, mariĂ©e, deux enfantsâŠ
â Pppfff, trop facile, lui fais-je en secouant la tĂȘte, ils sont derriĂšre elle !
â Ăa fait partie du jeu ! s’Ă©crie l’AmĂ©rindienne en s’Ă©nervant.
Louise part d’un rire tonitruant, pointant la femme en question. Cette derniĂšre nous dĂ©visage comme si nous Ă©tions des Ă©chappĂ©es de l’asile. On fait mine de regarder en l’air ou nos chaussures. Heureusement, c’est Ă notre tour de nous agglutiner devant la banque d’accueil quand l’hĂŽtesse, usĂ©e par les prĂ©cĂ©dents passagers, nous assĂšne :
â Mesdames ! Une Ă la fois voyons ! Je n’ai pas quatre bras !
â Ca aurait plutĂŽt Ă©tĂ© utile pour pas attendre une heure, m’est avis.
Pitt est entrĂ©e en action sans prĂ©venir. Mais l’agent de comptoir ne soupçonne pas la gentille vieille tout sourire qui se tasse derriĂšre nous avec sa canne de marche. Non, elle nous dĂ©visage tour Ă tour, agacĂ©e et Ă la recherche de la tueuse Ă la rĂ©plique cinglante. Sans un mot, je pousse mes camarades vers l’arriĂšre et me fais enregistrer en premier. Hors de question que je succĂšde Ă la folle aux cinq valises ou Ă celle qui pense pouvoir garder des tendeurs autour de ses bagages.
L’hĂŽtesse se fend du minimum en matiĂšre de politesse. Mes affaires embarquĂ©es sur le tapis roulant, je laisse la place Ă Teresa qui est vertement reprise sur son systĂšme d’attache, dont elle doit se sĂ©parer dans la poubelle Ă cĂŽtĂ© du comptoir. Bien sĂ»r, aprĂšs ça, elle fait la gueule. Au tour de MaracujĂ de faire de grands gestes pour bien se faire comprendre face Ă une jeune femme Ă©puisĂ©e. Louise Ă ses cĂŽtĂ©s continue de sourire bĂȘtement, fixĂ©e par une hĂŽtesse visiblement en rogne.
Nous allons pour franchir le portique de sĂ©curitĂ©. Enfin, franchir, c’est vite dit. Devant nous, une artiste encore plus expansive que notre Mara fait des pieds et des mains pour emporter une multitude de produits de beautĂ© hors de prix. L’agent est insensible aux arguments que la dĂ©esse sur talons compensĂ©s lui sert. « Vous comprenez, quand mĂȘme, vous ĂȘtes une femme vous aussi » ou « je vais porter plainte auprĂšs de l’entreprise qui vous emploie pour me faire rembourser sur votre paie ».
Arrive notre tour et comme j’ai pris toutes les prĂ©cautions avant de partir, comprendre lire les caractĂšres minuscules sur ce qui est autorisĂ© ou non â merci Laureline â tout se passe bien. En avant pour la douane. Voyager en avion est un vĂ©ritable chemin de croix avec au bout, la rĂ©compense de toutes les paroles d’impatience ravalĂ©es, les heures d’attente et les bras gourds d’avoir tractĂ© ou portĂ© des bagages. Cette fois, c’est Louise qui ouvre le bal, dĂ©cochant des regards meurtriers au policier lorsqu’il la questionne pour finir par abandonner.
La zone de transit international est gigantesque. Des boutiques sans vitrines trĂŽnent partout oĂč les yeux se posent, proposant des produits Ă des prix exorbitants, de l’article de luxe au plus simple paquet de biscuits. Teresa et MaracujĂ cherchant dĂ©jĂ Ă cĂ©der Ă la tentation, j’emmĂšne mes amies dans un coin plus tranquille pour patienter sur des fauteuils inconfortables. Ăa promet pour la suiteâŠ
â Les passages du vol n°1534 Ă destination de Maurice sont attendus en porte d’embarquement 32âŠ
La voix dans les haut-parleurs invite tellement au voyage que nous restons rĂȘveuses pendant une minute avant que l’appel ne retentisse Ă nouveau. Avec empressement et empĂątement, nous nous levons de nos siĂšges sur lesquels on a commencĂ© Ă s’assoupir et courons presque jusqu’Ă la porte Ă©noncĂ©e. Le temps de se repĂ©rer et de dĂ©ambuler sur le sol cirĂ© de la zone de transit, c’est bonnes derniĂšres que nous pointons auprĂšs des hĂŽtesses.
L’avion est Ă©norme. Et magnifique. A l’intĂ©rieur, des jeunes femmes nous indiquent oĂč se trouvent nos places. Il y a deux doubles rangĂ©es de larges fauteuils de chaque cĂŽtĂ© et une rangĂ©e de quatre au milieu. Les couleurs sont claires et accueillantes. Lumineuse entrĂ©e en matiĂšre. Par le hublot qui jouxte mon siĂšge pour mon plus grand bonheur, je vois les chariots Ă©lectriques amener une ribambelle de tas de bagages en tous genres et quelques animaux assoupis.
Soudain, un bruit Ă©trange provenant de l’avant de l’appareil attire mon attention. Louise est en train de taper de sa canne un steward qui tient son sac Ă main tapissier. Inutile de donner des dĂ©tails sur ce qui est arrivĂ© aux tĂ©mĂ©raires qui se sont risquĂ©s Ă l’exercice avant le malheureux. Teresa calme le jeu et elles avancent toutes deux vers leurs fauteuils qui sont cĂŽte Ă cĂŽte, Ă quelques rangs de moi. Une pointe de dĂ©ception m’envahit quand je me rappelle que je ferai le voyage sans elles.
MaracujĂ , que je soupçonne d’avoir calculĂ© son entrĂ©e pour ĂȘtre guidĂ©e par un homme plutĂŽt qu’une hĂŽtesse, roucoule des choses inaudibles au steward qui sourit poliment Ă ses dĂ©lires. Elle s’installe dans la mĂȘme rangĂ©e que moi, sur le siĂšge opposĂ©, cĂŽtĂ© hublot. De nouveau dĂ©sappointĂ©e d’avoir Ă©cartĂ© l’option payante qui nous permettait d’ĂȘtre rĂ©unies le temps du trajet, une charmante jeune personne de sexe masculin me sort de mon Ă©tat d’Ăąme en dĂ©clarant :
â Je crois que nous allons voyager ensemble, mademoiselle.
Chapitre 19 – Cocktails, plage et cocotiers
Damien est divin. Intelligent, drĂŽle, il me ferait presque oublier mes copines. Je les croise lorsqu’elles se rendent aux toilettes, mais reviens rapidement aux sujets de conversation que nous explorons lui et moi. J’apprends au cours de notre dĂ©couverte mutuelle qu’il est le fils d’un trĂšs bon ami du directeur de l’hĂŽtel dans lequel nous allons, le Riu Le Morne. D’aprĂšs ce que j’ai compris, ce bellĂątre a fait quelques bĂȘtises en France que son pĂšre souhaite « nettoyer », selon ses termes. Il a Ă©tĂ© sommĂ© durant le laps de temps nĂ©cessaire de passer quelques semaines Ă des milliers de kilomĂštres pour expier en se rendant utile. Une sorte de Gentil Organisateur, je crois.
â Je m’occuperai de certaines sorties et le reste du temps, cocktails, plage et cocotier !
Son sourire est absolument craquant. A 25 ans, Damien est un jeune homme aguerri. L’entendre parler m’envoie des bouffĂ©es de jeunesse qui me font l’effet de petites gĂ©lules de jouvence. Je me sens fringante Ă la descente de l’avion, malgrĂ© les onze heures de vol. Nous nous promettons de nous retrouver Ă l’hĂŽtel pour poursuivre notre discussion si passionnante. En sortant de l’appareil, je lui fais un coucou de la main pour lui dire au revoir jusqu’Ă ce qu’il disparaisse de ma vue. Je tombe nez Ă nez avec une Louise trĂšs renfrognĂ©e au bout de la passerelle, alors que je ne distingue pas MaracujĂ dans le flot continu de passagers.
â Laisse, je crois qu’elle a jetĂ© son grappin sur un Cubain ou quelque chose comme ça, fait Teresa en me rejoignant lorsque je l’interroge sur l’absence de la ParaguayenneâŠ
â Mara⊠IrrĂ©cupĂ©rable Mara⊠elle va s’amouracher avant mĂȘme d’avoir posĂ© un pied sur l’Ăźle⊠Et notre Louise ?
â Un vieux schnock lui a fait du gringue durant tout le vol et ça l’a mise de mauvaise humeur, me rĂ©pond Cal en regardant Pitt avec mĂ©fiance. Elle l’a entendu dĂ©blatĂ©rer pendant plusieurs heures avant de lui gueuler ses quatre vĂ©ritĂ©sâŠ
â Ouh la la ! m’exclamĂ©-je.
â Je te le fais pas dire⊠c’Ă©tait horrible ! Le monsieur est parti se terrer dans le fond de l’appareil en baragouinant des choses incomprĂ©hensibles, finit Teresa en pouffant.
Je ris avec elle, puis lui emboĂźte le pas en entraĂźnant mon amie Ă canne vers les tapis roulants qui nous ramĂšnent nos bagages, non sans avoir dĂ»ment rempli les petits papiers Gestapo indispensables pour fouler le sol mauricien. Comment on s’appelle, oĂč on habite, ce qu’on vient faire là ⊠mais je t’en pose des questions, moi ? C’est ennuyant au possible de chercher toutes ces informations qui ne serviront de toute façon pas.
Tout le monde s’entasse autour du serpent mĂ©tallique pour le moment vide, Ă l’affĂ»t des valises de leur prochain sĂ©jour. On dirait des lions prĂȘts Ă bondir sur un troupeau de gazelles qui n’aurait pas encore investi l’oasis guet-apens. Des lionnes, pardon, les mĂąles ne foutent rien, c’est connu. Je repĂšre nos bagages aprĂšs de longues minutes d’attente. Je pousse les gens pour rĂ©ussir Ă me frayer un chemin vers mon objectif, non sans mal.
Je vais pour partir quand les malles de Teresa et Louise apparaissent dans mon champ de vision. Je grimpe tout ça sur le chariot surdimensionnĂ© rĂ©cupĂ©rĂ© Ă l’entrĂ©e de la salle et remonte le courant des voyageurs qui gesticulent dans tous les sens. Cette guerre des tranchĂ©es m’a Ă©puisĂ©e et toujours aucune trace de MaracujĂ .
Nous sortons dans l’immense hall pour tenter de retrouver notre amie avant d’emprunter la navette qui nous conduira Ă l’hĂŽtel. PrĂšs d’une heure plus tard, alors que l’on s’apprĂȘte Ă alerter les forces de police locales, une grande gigue chocolat pousse les portes battantes au bras d’un sexy sexagĂ©naire chauve. Lunettes de soleil, costume en lin blanc avec chemise de la mĂȘme teinte ouverte sur une moquette poivre et sel, derbies Weston noirs⊠OK, je comprends. Il n’a pas la fraĂźcheur de Damien, mais il en jette.
â Mes kuñas ! Vous ĂȘtes lĂ ! s’enflamme Mara Ă notre vue.
Personne ne rĂ©pond, encore engoncĂ©es que nous sommes dans la lĂ©thargie du contrecoup. L’attendre nous a plongĂ©es dans un Ă©tat comateux dont personnellement, j’ai bien du mal Ă sortir. MĂȘme son gigolo n’arrive pas Ă me motiver Ă bouger mes fesses. C’est Teresa la plus courageuse, qui se lĂšve enfin pour aller saluer le fameux cubain dotĂ© d’un sourire d’un blanc brillant. Louise reste assise et impassible, comme Ă son habitude, une Ă©norme ride du lion creusant son front en tĂ©moignage de sa colĂšre encore vivace.
â Mesdames, commence le nouvel ami de Mara en se courbant lĂ©gĂšrement, je suis Leo.
Ce monsieur me plaĂźt bien. Je ne sais pas qui il est, ni ce qu’il fait ou ce qu’il veut, mais son entrĂ©e en matiĂšre me sĂ©duit immĂ©diatement. Les prĂ©sentations d’usage rapidement expĂ©diĂ©es, MaracujĂ nous annonce que Leo est dans le mĂȘme hĂŽtel que nous et participe Ă un sĂ©jour organisĂ© par son club de poker, dans le cadre « le cĂ©libat, la libertĂ© ». Je bloque une seconde sur ce que peut signifier l’intitulĂ© et part dans un fou rire que j’ai du mal Ă contenir.
â Leo, puis-je vous demander combien de vos compagnons sont du voyage ? fais-je en minaudant lĂ©gĂšrement sur le chemin de la sortie.
Ses yeux noirs se fichent dans les miens pour me répondre avec un accent hispanique surjoué qui me replonge dans un rire sonore :
â Douze, madame, douze apollons Ă votre service, si vous le dĂ©sirezâŠ
Teresa ricane et MaracujĂ explose de rire. MĂȘme Louise arrĂȘte de grimacer. Il sait y faire, le bougre ! Je regarde le chariot de bagages que mon amie partage visiblement avec Leo, et remarque qu’il manque deux valises colorĂ©es sur les cinq initialement embarquĂ©es.
â Ma chĂ©rie, ils les ont en quelque sorte perdues ! Celles oĂč mes sous-vĂȘtements et mes chaussures sont bien Ă l’abri⊠ils m’ont dit qu’elles avaient Ă©tĂ© enregistrĂ©es sur un autre vol par manque de place et qu’elles arriveraient Ă l’hĂŽtel d’ici demain. Vous imaginez ? surjoue Mara en plantant ses yeux dans les billes noires de Leo, aucun dessous et pieds nus pendant 24 heuresâŠ
HabituĂ©es aux mascarades de MaracujĂ , Teresa et moi soupirons bruyamment avant de nous tourner vers la sortie pour nous mettre en quĂȘte de la navette de l’hĂŽtel, Louise sur les talons. Nous la repĂ©rons facilement devant l’aĂ©roport et l’empruntons pour un trajet d’une heure. Mara est en pleine sĂ©duction avec Leo qui le lui rend bien. Pitt reste fixĂ©e sur les images qui dĂ©filent derriĂšre la vitre Ă cĂŽtĂ© de laquelle elle s’est assise et Cal me tient compagnie, partageant son inquiĂ©tude concernant notre grognonne et son adaptation aux lieux, au climat et⊠aux autochtones.
Mais dĂ©jĂ se dresse devant nous le mont Brabant, signe que nous arrivons au complexe hĂŽtelier â si je me souviens bien du contenu des belles brochures prĂ©sentĂ©es par Jonathan â dans lequel nous passerons, je l’espĂšre, trois semaines de vacances hors du temps. La navette s’arrĂȘte devant l’entrĂ©e du resort et nous n’avons que quelques mĂštres Ă faire pour pĂ©nĂ©trer dans ce que j’appelle le paradis sur terre.
Chapitre 19 – DerriĂšre les fesses de Paul
Nous remontons une allĂ©e pavĂ©e brillant sous le soleil et serpentant entre de multiples petites Ă©tendues d’eau tantĂŽt turquoise, tantĂŽt aigue-marine. Autour des nappes aquatiques, des chaises longues immaculĂ©es sont installĂ©es en rang d’oignon au pied de bĂątiments de trois Ă©tages au plus haut. La vĂ©gĂ©tation ponctuĂ©e ici et lĂ de cocotiers rend le lieu magique. Notre groupe, surnommĂ© « les retardataires du 11h23 » par le conducteur de la navette – absolument charmant par ailleurs – pousse des oh ! et des ah ! Ă chaque virage du sentier carrelĂ© qui dĂ©voile une nouvelle merveille pour les yeux.
Ă ma grande surprise, nous tombons sur le comptoir de rĂ©ception sans avoir Ă entrer dans une piĂšce : il donne directement sur l’extĂ©rieur, lui confĂ©rant la touche exotique parfaite pour dĂ©marrer ce sĂ©jour. Nous sommes neuf Ă nous avancer pour accomplir les formalitĂ©s d’enregistrement. L’allure de Louise nous fait arriver bonnes derniĂšres, aprĂšs deux jeunes filles Ă l’apparence trĂšs sophistiquĂ©e pour leur Ăąge, un couple de tourtereaux qui sont accueillis pour leur lune de miel et⊠Leo, qui trĂšs galamment, nous cĂšde sa place.
â Vous ĂȘtes un amouuur, lui chante Mara de son lĂ©ger accent paraguayen, mais ne soyez pas ridicule, nous sommes quatre, et vous, seul⊠pour le moment, finit-elle en scrutant sa proie par-dessus les lunettes de soleil qu’elle a baissĂ©es sur son nez.
Je l’Ă©coute draguer d’une esgourde distraite, absorbĂ©e par les magnifiques motifs carrelĂ©s devant lesquels les trois employĂ©s de l’hĂŽtel Ă©voluent le sourire aux lĂšvres. Des oiseaux tropicaux qui s’entremĂȘlent avec des lianes stylisĂ©es en volutes romantiques, le tout dans des tons marron cuivrĂ©s. Sublime.
Nous passons donc devant Leo, dont la galanterie n’a d’Ă©gale que sa calvitie, puis donnons nos informations personnelles que l’hĂŽtesse entre dans son ordinateur, avant d’ĂȘtre conduites avec dĂ©fĂ©rence vers nos pĂ©nates. MaracujĂ , sur le point de disparaĂźtre derriĂšre un mur, se retourne vers le Cubain rencontrĂ© dans l’avion et se penche en arriĂšre pour lui beugler :
â Ă trĂšs vite, Leo !
L’homme ĂŽte son chapeau pour saluer Mara avec Ă©lĂ©gance en la fixant de ses yeux noirs bien mystĂ©rieux. Je ne sais pas ce qu’ils nous rĂ©servent ces deux-lĂ , mais ça promet ! Une vibration m’agace dans la poche de ma jupe longue, me confirmant que le forfait international a bien Ă©tĂ© activĂ© sur mon tĂ©lĂ©phone. Laureline ? MikhaĂŻl ? Les enfants ? Je verrai ça une fois installĂ©e dans la piaule que je vais partager avec mon AmĂ©rindienne.
Les couloirs sont sans fin. Beaux, mais interminables. Il nous faudra une carte routiĂšre ou un chien-guide pour nous repĂ©rer dans les lieux. On se regarde rĂ©guliĂšrement avec les copines, nous renvoyant les unes les autres notre impatience de nous poser, Ă grand renfort d’yeux levĂ©s au ciel et de grimaces d’ennui.
Notre petite Ă©quipĂ©e s’arrĂȘte brutalement face Ă une porte en bois foncĂ© sur laquelle un numĂ©ro dorĂ© est affichĂ© en relief. Le jeune homme en polo blanc qui nous a menĂ©es jusque-lĂ s’efface aprĂšs avoir ouvert, indiquant d’une voix douce que la chambre que nous dĂ©couvrons est au nom de Kroutchinkine. Celle de MaracujĂ et moi, donc. Je m’avance lentement, prĂ©cĂ©dant mon amie en extase devant la gentillesse des porteurs de bagages qui ne l’Ă©coutent dĂ©jĂ plus.
Teresa me suit de prĂšs et nous nous exclamons Ă tour de rĂŽle devant le luxe des 26 mÂČ dans lesquels nous nous reposerons pendant plus de vingt jours. Tout y est : les couleurs chaudes, le lit king size, le mobilier en bois typique, la moquette Ă©paisse⊠et la vue. L’ocĂ©an scintille sur une mince ligne d’horizon derriĂšre les portes vitrĂ©es de la terrasse en rez-de-jardin. Dans un profond soupir d’aise, j’avance pour respirer l’air du large cachĂ© par la vĂ©gĂ©tation dense.
â Madame Kroutchinkine, je laisse vos bagages ici. Vous avez besoin d’autre chose ? me demande l’employĂ© dans un français sans accent qui n’Ă©corche pas mon patronyme de famille, Ă l’instar de son collĂšgue.
â Merci, merci beaucoup ! Ăa ira trĂšs bien, merci ! J’accompagne mes amies dans leur chambre.
â On ne va pas trĂšs loin, rassurez-vous, sourit celui que son badge nomme Paul et qui semble diriger le trio de petites mains qui nous installent.
â On vous suit ! fais-je, rayonnant vers Teresa que j’entraĂźne par le bras.
Son visage et ses yeux brillants en disent long, comme le silence de MaracujĂ . Louise est dĂ©jĂ postĂ©e derriĂšre les fesses de Paul qui ouvre la seconde chambre, en face de la nĂŽtre. Le mĂȘme dĂ©cor féérique qui met du baume au cĆur. Leur vue donne cĂŽtĂ© jardin, dont les essences n’ont rien Ă envier Ă l’ocĂ©an. Un Ă©crin de verdure qui enchante les sens. Nous nous retournons les unes vers les autres, Ă©mues par ce voyage que l’on a attendu durant des mois, bravant nos moitiĂ©s, nos rejetons et le reste du monde, pour l’organiser.
â Allez, au dĂ©ballage les filles ! s’exclame Mara, trĂšs certainement pressĂ©e d’arpenter les couloirs de l’hĂŽtel Ă la recherche de son Cubain, ou de ses onze compĂšres.
Nos valises ouvertes sur les lits me serrent le cĆur. Je pense Ă MikhaĂŻl qui n’a pas voulu m’accompagner Ă l’aĂ©roport, toujours en pĂ©tard de s’ĂȘtre vu confiĂ© aux mains bienveillantes de Madame Morel. Ces vacances ne seront dĂ©finitivement pas les mĂȘmes sans lui. Une petite voix me dit qu’elles peuvent ĂȘtre encore mieux si je ne tombe pas dĂšs le premier jour dans la mĂ©lancolie de ce que j’ai laissĂ© derriĂšre moi en partant. Vendu !
Je sifflote en organisant mes vĂȘtements dans la penderie et les commodes, virevoltant autour des mouvements de MaracujĂ qui Ćuvre Ă©galement de son cĂŽtĂ©. Elle entonne Voyage en Italie et je meumeune les parties qu’elle m’invite Ă chanter, ne connaissant que la mĂ©lodie pour ma part. Elle rit parfois, ce qui me rĂ©chauffe instantanĂ©ment. Cette femme est un vĂ©ritable amour concentrĂ© dans un corps athlĂ©tique de 69 ans. Tu m’Ă©tonnes qu’elle en fasse chavirer, des cĆurs, et qu’elle soit si gourmande de la vie ! Nos affaires rĂ©parties dans les meubles de la chambre et de la grandiose salle de bains – Ă la douche italienne aussi vaste que mon cellier – nous nous rafraĂźchissons et partons en exploration de l’hĂŽtel, en compagnie de Louise et Teresa.
Ăblouie, je crois que c’est le mot. Le restaurant qui trĂŽne entre plusieurs bassins d’eau paradisiaque, les voilages qui flottent sous le soleil doux de juillet, les senteurs qui Ă©manent des cuisines, les gens que nous croisons et qui respirent le bien-ĂȘtre, la joie de vivre. Ăa change du mĂ©tro parisien et de la morne attitude des Franciliens que nous avons croisĂ©s avant d’arriver Ă l’aĂ©roport. Les touristes d’ici ont bien plus le sourire et paraissent plus dĂ©tendus que ceux que nous pouvons accueillir chez nous. Je commence Ă me laisser porter par l’atmosphĂšre dĂ©contractĂ©e des lieux quand mon tĂ©lĂ©phone se rappelle Ă moi dans un Ă©niĂšme son. Je dĂ©couvre trois messages, un de Laureline, un de Jonathan et un dernier de l’ex de Mara, qui me surprend autant qu’il me glace d’effroi :
« Merci, Jacqueline, j’ai ruminĂ© des semaines aprĂšs ton texto, mais je sais ce qu’il me reste Ă faire. Ă bientĂŽt, ici ou ailleurs. Pierre. »
Ici ou ailleurs ? J’ai tuĂ© Pierre ou quoi ?
Chapitre 20 – Se mettre une corde au cou
En repassant devant la rĂ©ception pour nous rendre au restaurant, une jeune femme Ă©lĂ©gamment habillĂ©e de blanc et de noir – tenant un plateau de quatre verres colorĂ©s surmontĂ©s de touilleurs flamants roses – se fait houspiller par sa collĂšgue planquĂ©e derriĂšre le comptoir. Dans la seconde qui suit, elle nous glisse son fardeau sous le nez.
â Mesdames, le cocktail de bienvenue, s’il vous plaĂźt, susurre-t-elle d’une voix chaude avec un regard fuyant.
MaracujĂ s’empare d’un gobelet Ă la vitesse de l’Ă©clair, alors que je comprends tout juste qu’il s’agit pour les employĂ©es de revenir sur un oubli causĂ© par notre retard. Je suis mon amie extravertie en attrapant l’un des contenants, comme le font aussi Teresa et Louise. Succulent breuvage, sans alcool certes, mais Ă la saveur inattendue et dĂ©paysante. Pitt manifeste son contentement en aspirant bruyamment dans la paille que j’avais prise pour un mĂ©langeur. Quelle observatrice celle-lĂ ! C’est utile de ne pas l’ouvrir parfois, on voit mieux les choses que les autres jugent trop vite.
â Merci beaucoup, Mademoiselle, dis-je en reposant mon verre vide sur le plateau encore dressĂ© devant nous.
ImitĂ©e par mes comparses, la serveuse peut disposer, Ă son grand soulagement. Chaque membre du personnel est souriant, aux petits soins. Ăa me gĂȘnerait presque si je n’avais pas payĂ© pour cette prestation tout inclus. Je chasse de la main l’idĂ©e dĂ©plaisante de contribuer Ă un esclavage moderne en m’offrant un sĂ©jour comme celui que j’ai concoctĂ© en compagnie de mes amies. Sur le chemin de notre dĂ©jeuner, je me convaincs que je ne peux ĂȘtre tenue pour responsable de toute la misĂšre de la planĂšte non plus.
Je retiens ma respiration jusqu’Ă ce que nous soyons toutes installĂ©es autour d’une table dans l’Ă©tablissement de l’hĂŽtel qui sert des repas 24 heures sur 24, le Kulinarium. C’est un joli blase pour un restaurant de cuisine du monde et de soirĂ©es culinaires Ă thĂšme, avec show cooking s’il vous plaĂźt. Mais pour l’heure, ce n’est pas le contenu de mon assiette qui me prĂ©occupe. Dans une grande inspiration, j’informe mes amies du dernier SMS reçu, non sans les avoir au prĂ©alable averties du silence de MikhaĂŻl.
â Micha t’a pas Ă©crit ? Tu dis vrai ? me secoue Teresa assise Ă ma droite.
â Pierre a dit quoi exactement ? s’Ă©crie Mara en se redressant pour se pencher vers moi, de l’autre cĂŽtĂ© de la table.
Louise rit tout ce qu’elle peut.
â Mais cet Ă©goĂŻste sait ce qu’il te fait au moins ? continue Cal, ses billes aux sourcils froncĂ©s accrochĂ©s Ă mes yeux qui s’inquiĂ©tent du quiproquo qui s’installe.
â Ah ça, pour ĂȘtre Ă©goĂŻste, il l’est ! fulmine notre Paraguayenne remontĂ©e. De quel droit il se mĂȘle de mon cul ?
â Comment ça de ton cul, Mara ? Alors qu’il Ă©crit mĂȘme pas Ă Jackie ? demande Teresa complĂštement paumĂ©e. Micha ? Le salaud !
Louise s’en tape les mains sur ses frĂȘles cuisses, faisant tomber sa canne au lourd pommeau dans un grand fracas. PliĂ©e en deux, elle en perd son dentier tout neuf, gentiment payĂ© par la sĂ©curitĂ© sociale et une obscure caisse de retraite Ă laquelle elle aurait cotisĂ© durant ses annĂ©es travaillĂ©es, mais on n’a jamais su dans quoi. Teresa pousse un cri de dĂ©goĂ»t et de honte mĂȘlĂ©s, se prĂ©cipitant pour attraper le rĂątelier mouvant qui se plaĂźt visiblement Ă surfer sur le carrelage poli. L’exclamation de Cal fait ouvrir de grands yeux Ă Pitt qui voit son amie plonger Ă terre Ă la recherche de ses ratiches ambulantes. Ni une ni deux, elle cĂšde de nouveau Ă l’hilaritĂ©, manquant s’Ă©touffer avec sa salive si je n’Ă©tais pas intervenue pour lui taper dans le dos. Mara, dĂ©sorientĂ©e d’avoir appris que son mari m’avait envoyĂ© un SMS plus qu’ambigu, s’est entre-temps rassise, le regard perdu dans son assiette vide.
Petit Ă petit, les pĂ©ripĂ©ties se tassent au sein de notre petit groupe de doyennes du resort. Chacune ayant repris sa place, je rĂ©capitule les messages reçus pour tout remettre dans le bon ordre. Laureline s’inquiĂšte de savoir si on est bien arrivĂ©es, Jonathan nous transmet un code pour bĂ©nĂ©ficier d’une sĂ©ance spa Ă ses frais â remerciements Ă ses clientes prĂ©fĂ©rĂ©es â et Pierre, donc, avec son texto Ă©nigmatique.
â Et en effet, MikhaĂŻl n’a pas daignĂ© demander de mes nouvelles. Mais⊠tempĂ©rĂ©-je, il n’a pas Ă©tĂ© tenu informĂ© du dĂ©roulement du voyage non plus, pour ĂȘtre honnĂȘte.
Teresa hausse les épaules en acquiesçant, avant de se tourner vers Maracujà :
â Raconte-nous alors, vous avez communiquĂ© depuis le selfie ? Parce qu’il a l’air drĂŽlement remontĂ©, non ?
Mara secoue la tĂȘte sans savoir quoi rĂ©pondre d’autre que :
â Rien de rien, Cal, rien. Pourquoi il s’adresse Ă toi ? me dĂ©fie l’AmĂ©rindienne avec des Ă©clairs dans les yeux.
Je la connais par cĆur et ne m’offusque pas de ce que son Ćillade sous-entend. Avec patience, je plante mon regard dans le sien, trĂšs sereine, et dĂ©tache chaque syllabe pour bien me faire comprendre, la caboche lĂ©gĂšrement penchĂ©e sur le cĂŽtĂ© :
â Mara, ma belle, le selfie est parti de quel tĂ©lĂ©phone, souviens-toi ?
Une minute est nĂ©cessaire Ă mon amie pour faire le tri dans ce qui tourbillonne en elle : la colĂšre, la peur, l’incertitude, entre autres. La lumiĂšre Ă©claire son visage lorsqu’elle me rĂ©pond d’une voix douce :
â C’est vrai, JFK, j’avais oubliĂ©.
Je souris en l’entendant utiliser le surnom que mes copines emploient lorsqu’elles estiment que j’assure dans un domaine.
â Peut-ĂȘtre qu’il va enfin se mettre une corde au cou, le conâŠ
InterloquĂ©es, nous nous retournons vers Louise qui sirotait jusque-lĂ son verre d’eau citronnĂ©e apportĂ© Ă notre arrivĂ©e dans le restaurant. C’est MaracujĂ qui Ă©clate de rire en premier, nous entraĂźnant dans son sillage de bonne humeur.
â Tout ce que je veux, c’est qu’il me laisse passer des vacances tranquille, affirme-t-elle d’une voix forte. OK, c’Ă©tait pas fin de notre part, cette photo dans les cabines d’essayage, mais c’est pas une raison pour rĂ©agir comme ça, si ?
Mara cherche un soutien, mais nous nous sentons toutes un peu couillonnes. Enfin, Teresa et moi, parce que Louise, elle s’en contrefout. Que Pierre fasse partie du dĂ©cor ou non est transparent pour elle. Je m’en veux d’avoir houspillĂ© la jeune divorcĂ©e sur le sujet lors des achats de maillots et d’avoir utilisĂ© mon tĂ©lĂ©phone pour crĂ©er l’Ă©tincelle qui a mis le feu aux poudres. Teresa doit certainement regretter son show de pom pom girl devant les rayons de bikinis pour encourager MaracujĂ Ă autoriser l’envoi du message. Pierre est toujours amoureux de sa princesse guarani, on le sait. Seulement, il a Ă©tĂ© si vĂ©nal durant la procĂ©dure de sĂ©paration que nous le chatouillons sur les questions de fric dĂšs que nous le pouvons. Alors que s’est-il passĂ© ce jour-lĂ pour qu’il rĂ©agisse diffĂ©remment ?
â On peut se joindre Ă vous, Mesdames ?
Leo, flanquĂ© de trois hommes d’un certain Ăąge â ou d’un Ăąge certain – nous adresse un sourire resplendissant. Ses yeux noirs charmeurs et insondables balaient le corps de la femme qu’il convoite pour partager plus qu’un repas, si mon radar Ă dragueurs n’est pas en panne.
Chapitre 21 – Un harpon dans le cul d’une baleine
D’un claquement de doigts savant, Leo fait installer une table Ă cĂŽtĂ© de la nĂŽtre, sur laquelle quatre couverts sont rapidement dressĂ©s, comme par enchantement. Les hommes de poker se posent, satisfaits de la tournure que prennent les Ă©vĂšnements. Eh ben, mes cochons, si vous vous faites des idĂ©es, vous n’allez pas ĂȘtre déçus ! MaracujĂ a peut-ĂȘtre le feu aux fesses, mais ce nâest pas le cas de tout le monde dans notre petite assemblĂ©e. Je rigole d’observer le vieux tout tassĂ© reluquer notre Louise qui reste de marbre Ă une coudĂ©e de lui.
â Psssttt, Cal, vise un peu le tout moche qui veut faire du gringue Ă Pitt ! chuchotĂ©-je Ă l’oreille de Teresa assise Ă ma droite.
Mon amie n’a pas le temps de me rĂ©pondre qu’elle se fait sĂ©duire par Mara pour un Ă©change de place, et voici l’AmĂ©rindienne qui siĂšge Ă quelques centimĂštres du beau Leo. Maligne la gonzesse !
â La plus jolie panthĂšre du complexe, fait l’homme vĂȘtu de blanc Ă une MaracujĂ qui pouffe comme une jeunette, alors que le serveur vient prendre la commande.
Nous nous dĂ©cidons tous les huit pour un plat unique, certains optant pour du poisson, d’autres pour une volaille grillĂ©e. Le vin et l’eau inscrits sur le calepin de l’employĂ©, les prĂ©sentations se font. Leo se penche vers nous pour nous indiquer que celui que j’ai Ă©tiquetĂ© nain rabougri assis en face de lui s’appelle Alexandre, lequel a Jack Ă ses cĂŽtĂ©s. A la droite du Cubain, Eunji se courbe pour nous saluer. De notre cĂŽtĂ©, MaracujĂ prend naturellement les choses en main et nous nomme Ă tour de rĂŽle, par nos prĂ©noms dans un premier temps, puis par nos surnoms, parce qu’en arrivant Ă Louise, c’est « Pitt » qui lui Ă©chappe.
Parfait premier sujet de conversation, l’histoire de nos sobriquets fait fureur. Celui de l’oratrice est plutĂŽt simple et Ă©vident, alors que celui de Louise a son petit effet, forcĂ©ment. Une mamy de 76 ans taciturne – qui ne daigne pas les regarder depuis le dĂ©but des Ă©changes – portant le patronyme d’un acteur sexy et le diminutif d’une race de chien fĂ©roce, c’est divertissant. Celui de Teresa donne un peu plus de fil Ă retordre Ă nos bellĂątres sur le retour. Pour comprendre, il faut aller du cĂŽtĂ© de la sĆur qui porte son prĂ©nom, bien connue de par le monde, et de rĂ©duire le nom canonique qui lui a Ă©tĂ© attribuĂ©. Sa ressemblance avec notre Cal et des grandes soirĂ©es arrosĂ©es nous ont amenĂ©es jusqu’Ă cette rĂ©fĂ©rence bien personnelle.
Quand vient mon tour, je constate que Jack, le tĂ©nĂ©breux poivre et sel, s’avance ostensiblement pour Ă©couter. Mara dĂ©marre par le classique Jackie, ce qui fait hocher la tĂȘte Ă mon nouvel admirateur, qui apprĂ©cie manifestement la coĂŻncidence de nos pseudonymes. Mon extravagante copine ne s’arrĂȘte pas en si bon chemin et glisse mon nom de guerre. Il est utilisĂ© dans les grandes occasions, lorsque je parviens Ă bout d’une prise de bec entre nous ou que j’arrive Ă nĂ©gocier quelque chose de particuliĂšrement ardu, par exemple.
â Jacqueline Françoise Kroutchinkine, JFK ! s’exclame Leo. Comme c’est bien trouvĂ©, n’est-ce pas ?
Ses trois acolytes acquiescent avec vigueur, le sourire aux lĂšvres et les yeux apprĂ©ciateurs. J’ai soudain la dĂ©sagrĂ©able sensation que nous sommes quatre morceaux de bidoche Ă une foire Ă la viande organisĂ©e par ces messieurs.
â Les filles, on mange et on va se faire cette petite sieste au soleil comme on avait prĂ©vu ? dis-je lorsque les plats apparaissent devant nous, toujours comme par magie.
J’ai beau me tourner dans toutes les directions, aucune trace d’un quelconque serveur. Ils sont forts dans ce restaurant. En mĂȘme temps, Kulinarium, ça fait pas un peu magique et enchanteur ?
Teresa me soutient en agitant furieusement sa tĂȘte de bas en haut et un coup de canne de Louise nous indique qu’elle abonde en mon sens. MaracujĂ soupire, mais se rallie Ă la cause commune. La seule rĂšgle que nous nous sommes imposĂ©e les unes et les autres avant de partir, c’est de ne pas se dĂ©filer pour les Ă©lĂ©ments du programme validĂ©s avant notre arrivĂ©e.
Jack prend la parole avec un timbre rauque, celui qui file la chair de poule lorsqu’on l’Ă©coute trop fort ou prĂšs de son oreille :
â Mesdames, si je puis me permettre, une soirĂ©e dansante est donnĂ©e en l’honneur des nouveaux arrivants, prĂšs de la piscine principale. ThĂšme jazz et java⊠ça vous tente ?
Ses yeux clairs dont je n’arrive pas Ă distinguer la couleur d’ici se fichent dans les miens, comme un harpon dans le cul d’une baleine. Cet insecte qui opĂšre une percĂ©e dans mon estomac, il est rĂ©el ou imaginaire ? Portant une main Ă mon ventre, je m’aperçois que je n’ai ni rĂ©pondu ni quittĂ© Jack du regard. Je froisse le devant de ma tunique pour faire taire le petit animal que l’homme aux cheveux poivre et sel a installĂ© au creux de moi.
J’entends MaracujĂ accepter l’invitation, provoquant une scission de mon corps. Le bas partage l’envie de Mara, le haut crie que ce n’est absolument pas raisonnable. Je fais face Ă Teresa et l’interroge silencieusement. Elle n’a qu’un haussement de sourcils Ă me proposer, merci bien. Inutile de chercher du soutien chez Louise. Elle est murĂ©e dans le contenu de son assiette qu’elle avale Ă grand bruit, faisant rire son voisin de table que l’on pourrait imaginer en pleine convulsion tant ses Ă©paules se secouent dans tous les sens. Je respire fortement et reprend la dĂ©gustation de mon succulent plat, un poisson blanc cuisinĂ© thaĂŻ, d’une saveur incomparable.
Je suis soulagĂ©e lorsque nous prenons congĂ© de nos invitĂ©s surprises. En parcourant le labyrinthe des couloirs de l’hĂŽtel, j’analyse la situation. Je n’ai pas peur de cĂ©der Ă la tentation, ça, c’est certain. Mais je ne comprends pas comment l’Ă©nergumĂšne a rĂ©ussi son coup en un regard, un hochement de tĂȘte et une phrase. Inconcevable. AffublĂ©e de mon maillot de bain motif zĂšbre, ma serviette fuchsia sur l’Ă©paule, j’accompagne mes trois copines pour une sĂ©ance bronzette de fin d’aprĂšs-midi. Les meilleures.
Les clients de l’hĂŽtel se retournent sur notre passage, rendant MaracujĂ trĂšs fiĂšre. Ses conseils vestimentaires font fureur. Ou alors on a l’air de potiches qui se prennent pour des gamines de 15 ans. Je prĂ©fĂšre ne pas y penser, me sentant parfaitement bien dans cette tenue lĂ©gĂšre qui couvre tout ce qu’il faut cacher, et c’est bien lĂ le principal.
Je passe un excellent moment Ă me dorer la pilule en compagnie de mes amies. Le soleil est doux, l’atmosphĂšre fraĂźche, les vacances ne pouvaient pas mieux dĂ©marrer. J’en aurais oubliĂ© Pierre si le tĂ©lĂ©phone glissĂ© dans mon sac en osier n’avait pas rappelĂ© sa prĂ©sence.
C’est un texto de MikhaĂŻl qui aimerait ĂȘtre rassurĂ© et qui me propose un Skype grĂące Ă Laureline qui viendra le lendemain matin. Je rĂ©ponds en corrigeant sans cesse mes coquilles. L’astre solaire a beau ĂȘtre dĂ©licat, il ne m’en Ă©blouit pas moins malgrĂ© mes lunettes teintĂ©es.
« Micha, je suis heureuse d’avoir de tes nouvelles. Une journĂ©e plage est prĂ©vue demain, mais nous partons vers 10 heures. Je serai ravie de passer un petit moment avec vous, une heure avant si ça te convient ? Tout s’est bien passĂ© en tout cas, merci. Ta Jackie. »
Ătrangement, j’ai un pincement au cĆur en Ă©crivant ces derniers mots.
Chapitre 22 – Jetez un coq dans une bassecour
Lorsque nous arrivons Ă l’heure indiquĂ©e par Jack, un groupe local de musique et de danse anime la prĂ©-soirĂ©e. La moitiĂ© de l’hĂŽtel doit dĂ©jĂ ĂȘtre installĂ©e aux tables mises Ă disposition autour de la piste amĂ©nagĂ©e entre deux bassins d’eau Ă faire rĂȘver n’importe quel urbain. Les filles et moi slalomons entre les clients assis et apercevons rapidement une douzaine d’hommes drĂŽlement bien habillĂ©s vers le fond de l’espace extĂ©rieur dĂ©diĂ© Ă l’activitĂ© du moment. L’ambiance y semble festive et une rĂ©servation pour quatre avec un Ă©norme Ă©criteau qui le prĂ©cise jouxte leurs tables. Leo se lĂšve prestement Ă notre vue et dĂ©pose un bĂ©cot sur la joue de MaracujĂ , resplendissante dans sa robe courte en lamĂ© dorĂ©.
â Vous voici enfin ! Nous vous avons gardĂ© une place prĂšs de nous. Si ça vous convient, bien sĂ»r ? s’empresse-t-il d’ajouter en voyant ma tĂȘte renfrognĂ©e.
Ăvidemment, c’est aimable Ă notre chevalier cubain d’avoir pensĂ© Ă nous, surtout qu’il n’y a aucun emplacement disponible pour notre petite troupe aussi proche de l’animation que la table qui nous attend. Cependant, l’idĂ©e de partager toute une soirĂ©e avec douze Ă©nergumĂšnes Ă l’humour plus ou moins douteux et aux plans drague lourds ne m’enchante pas tout Ă fait. J’accompagne nĂ©anmoins mes amies qui ont pris possession des lieux en m’asseyant en bout de table pour limiter toute interaction avec le danger. Nous avons de toute façon convenu que nous ne traĂźnerions pas, le voyage nous ayant Ă©puisĂ©es.
Je profite de l’attente pour commander nos boissons en admirant les divines danseuses qui manient Ă©ventails en plumes et jupons colorĂ©s avec grĂące. Leurs partenaires athlĂ©tiques ne sont pas en reste, tournant autour des percussionnistes et des instruments Ă cordes dont la musique emplit librement l’air clĂ©ment de la nuit Ă©toilĂ©e. Je prends une profonde inspiration, car la vie ne peut pas ĂȘtre plus douce qu’Ă cette seconde. La dĂ©tente envahit mon corps, invitant mes pensĂ©es Ă vagabonder au grĂ© des mouvements rythmĂ©s qui me sont offerts par les artistes douĂ©s. Je pars loin, sur une plage, allongĂ©e au soleil couchant, avec une main qui serre la mienne, des doigts bronzĂ©s, un pantalon en lin beige⊠un timbre rauqueâŠ
â Jackie ? Vous ĂȘtes avec nous ?
Une voix de publicitĂ© pour cafĂ© me sort de ma torpeur avec difficultĂ©. Je regarde autour de moi, hĂ©bĂ©tĂ©e. Une serveuse m’observe, souriante, semblant attendre quelque chose de moi que je ne saisis pas. Je pivote la tĂȘte et Jack me fait face, alors que Teresa occupait cette chaise une seconde auparavant. Je ne comprends plus rien. J’ai besoin d’un certain temps pour finir de remettre mes idĂ©es en place.
â Un⊠une⊠un Virgin mojito s’il vous plaĂźt, bredouillĂ©-je Ă grand peine. Merci, vous ĂȘtes bien aimable !
La jeune fille opine pour me signifier qu’elle a enregistrĂ© ma commande, puis disparaĂźt de mon champ de vision. Je distingue enfin Teresa en train de faire quelques pas de danse en compagnie d’Eunji, qui la guide d’une main. Ă ma gauche, Mara est en pleine conversation avec Leo, cinq centimĂštres seulement sĂ©parant leurs visages. Je pense avoir le pieu pour moi toute seule cette nuit. Louise, assise Ă ma diagonale, tape alternativement du pied et de la canne, soutenant le tempo des musiciens. Mon palpitant se gonfle de bonheur en l’imaginant dans une telle joie. MĂȘme le vieux rabougri qui se colle Ă elle ne paraĂźt pas altĂ©rer sa bonne humeur. Ă moins queâŠ?
â Choix judicieux, Jackie. Je peux vous appeler Jackie ?
â Bien sĂ»r, Jack, rĂ©ponds-je en insistant sur son prĂ©nom.
Mais qu’est-ce qui me prend ? J’ai la sensation de poursuivre ma rĂȘverie de tout Ă l’heure. N’importe quoi. Ressaisis-toi Jacqueline ! Je ferme les yeux pour m’y aider quand une main vient saisir celle que j’ai posĂ©e sur la table.
â Jackie, vous allez bien ? s’enquit le sĂ©duisant poivre et sel aux iris bleus, maintenant que je peux les admi⊠les discerner.
â Oui, oui, merci. Je suis juste un peu fatiguĂ©e du voyage. Onze heures de vol, c’est bien long Ă mon ĂągeâŠ
â A 60 ans Ă peine, on peut tout se permettre, voyons ! me lance le redoutable dragueur.
Je ne peux pas m’empĂȘcher de glousser comme une dinde. C’est notre marque de fabrique aux copines et moi, je le crains. Jetez un coq dans notre basse-cour et la transmutation en mangeuse de graines est instantanĂ©e. Je lĂšve les yeux au ciel, dĂ©pitĂ©e par ma miĂšvrerie, puis m’emploie Ă remettre Jack sur la bonne voie :
â 72, cher ami. SeptuagĂ©naire, mariĂ©e et trois fois grand-mĂšre.
Mais pourquoi je lui prĂ©cise tout ça ? « Parce que tu ne veux pas te faire sĂ©duire, Jacqueline ! » me rĂ©primande MikhaĂŻl en mon for intĂ©rieur. Oui, bien sĂ»r, mais⊠flirter n’a jamais Ă©tĂ© puni par les lois canoniques, si ? Je toussote pour retrouver une contenance et savoure la rĂ©ponse de mon nouvel alliĂ©, joueur de poker. Nouvel alliĂ©, tout Ă fait, titre gagnĂ© grĂące Ă son savoir-faire en relations humaines, voilĂ tout.
â Vous ne les faites pas, et vous le savez, rit-il en illuminant littĂ©ralement son visage.
Je pince mon avant-bras gauche pour chasser les vilaines images qui me viennent Ă l’esprit et qui incluent une plage, un coucher de soleil, un pantalon en lin beige⊠que mon interlocuteur porte. Je peux le vĂ©rifier lorsqu’il se lĂšve, me tendant sa main dans une invitation Ă danser sur les premiĂšres notes d’un morceau de jazz. Je n’ai absolument pas remarquĂ© le changement de groupe, encore un mystĂ©rieux tour de passe-passe inhĂ©rent Ă l’Ăźle, j’en suis sĂ»re.
Sans rĂ©flĂ©chir, je m’extirpe de ma chaise pour suivre le dom Juan, croisant mon Virgin mojito qui est dĂ©posĂ© Ă ma place et que je ne toucherai pas de la soirĂ©e. Durant plus d’une heure, je vais virevolter, tournoyer et me cambrer dans les bras de Jack, danseur Ă©mĂ©rite qui a totalement rĂ©ussi Ă estomper mes lacunes dans le domaine. Ma robe patineuse blanche me bat les jambes au grĂ© de nos circonvolutions. Les yeux dans les yeux, nous passons dans un univers parallĂšle. C’est Louise qui s’Ă©loigne Ă pas de loup, et dont je remarque l’Ă©clipse par hasard, qui me fait revenir sur Terre.
Ni Ă contrecĆur, ni soulagĂ©e de mettre un terme au corps Ă corps – en tout bien tout honneur – avec Jack, j’accompagne Pitt qui a sonnĂ© le rappel. Je tourne la tĂȘte pour garder un contact visuel avec l’homme qui m’a fait oublier le temps qui passe, mon mari et mes copines. Mes copines ! Je cherche frĂ©nĂ©tiquement MaracujĂ et Teresa des yeux en arrĂȘtant Louise dans son Ă©lan.
â BĂ©casse ! MaracujĂ est partie il y a une heure avec l’autre couillon qui se prend pour un mafieux d’AmĂ©rique du Sud. Teresa est rentrĂ©e, malade comme un chien, la vioque ! J’l’avais pourtant prĂ©venue que les dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s de l’hĂŽtel savaient pas prĂ©parer la Tequila Sunrise comme Mara, mais elle a pas voulu Ă©couter la bique, tu pensesâŠ
Je n’entends pas le reste des paroles de Louise qui s’Ă©loigne dĂ©jĂ sur un des sentiers marbrĂ©s qui mĂšnent aux chambres. Je me retourne pour Ă©changer une derniĂšre Ćillade avec Jack, mais il a disparu. Je me sens mĂ©prisable d’avoir espĂ©rĂ© ce contact avant d’aller me coucher. Pauvre Micha.
Chapitre 23 – Un partout, la balle au centre
Dormir seule dans un trĂšs grand lit, c’est super chouette et ça donne des nuits plutĂŽt rĂ©paratrices. C’est affamĂ©e de n’avoir rien mangĂ© la veille, mais guillerette, que je me lĂšve vers 8 heures, aprĂšs avoir repris tout le sommeil grugĂ© durant mon trajet en avion effectuĂ© en charmante compagnie. Je pose les pieds au sol sans une grimace. L’air marin sans doute. Je le sens opĂ©rer des changements positifs en moi et amener une brise de lĂ©gĂšretĂ© qui fait du bien, aprĂšs toutes ces annĂ©es de convenance et de traditions. J’aime MikhaĂŻl, mais parfois, son immobilisme m’Ă©touffe.
Je n’oublie pas notre rendez-vous, mais pour l’heure, Ă des milliers de kilomĂštres de lui, c’est Ă la journĂ©e Ă venir que je pense : un solide repas et la plage qui borde les bĂątiments de l’hĂŽtel. Accessible Ă tout moment, aujourd’hui elle sera dotĂ©e d’un animateur que je connais bien pour avoir discutĂ© de longues heures avec lui. Damien est chargĂ© d’y organiser diffĂ©rentes activitĂ©s aquatiques ou ensablĂ©es. Curieuse de dĂ©couvrir le programme que nous aura concoctĂ© le pĂ©tillant jeune homme, et avec hĂąte de pouvoir Ă©changer Ă nouveau avec lui, je me prĂ©pare en fouillant les placards investis la veille.
Un maillot nageur pour ĂȘtre libre de mes mouvements, un parĂ©o de bouiboui de station balnĂ©aire pour me la jouer midinette et une paire d’espadrilles confortables. Mon chapeau, mes lunettes de soleil, une bouteille d’eau minĂ©rale piquĂ©e dans le bar de la chambre, la crĂšme indice 30, une natte, un bouquin au cas oĂč⊠je pense ĂȘtre parĂ©e. Ah ! Mes mots flĂ©chĂ©s ! Je tourne la tĂȘte pour observer le moindre recoin de la piĂšce afin de ne rien oublier d’autre, et tombe sur la sacoche du mini-ordinateur offert par mes enfants Ă mon anniversaire, en mars dernier.
Je passe par la salle de bains pour enfiler un bandeau que je place haut sur mon front. Ainsi, mes cheveux dĂ©tachĂ©s ne glissent pas sur mes yeux et le rendu est plutĂŽt agrĂ©able Ă regarder. Un petit coup de maquillage pour paraĂźtre fraĂźche et c’est parti pour finir de me rabibocher avec Micha. AprĂšs plusieurs tentatives infructueuses, j’appelle la rĂ©ception pour que quelqu’un m’aide Ă installer le WiFi sur cette machine de malheur. Je l’ai jetĂ©e sur la console qui fait face au lit, au milieu des produits de beautĂ© de MaracujĂ qui ne tiennent pas dans le meuble de la salle de bain. C’est Paul qui fait le dĂ©placement, toujours avec ce sourire qui lui mange le visage et une prĂ©venance Ă toute Ă©preuve. Il est vraiment chou.
â Vous voulez bien patienter que je lance Skype pour vĂ©rifier que ça marche, Paul ?
â Mais bien sĂ»r, Madame Kroutchinkine.
â Si je vous appelle Paul, faites de mĂȘme s’il vous plaĂźt ! Moi, c’est Jacqueline.
â TrĂšs bien, Madame Jacqueline.
Je ris de sa surenchĂšre de courtoisie qui en devient attendrissante, puis me tourne vers le portable qui rĂ©clame un clic sur l’icĂŽne bleue et blanche. Ăa mouline un temps fou, mais Paul, toujours debout, maintient son sourire Ultra Brite jusqu’Ă l’ouverture de la fenĂȘtre des contacts. Je sĂ©lectionne « Micha et Jackie », puis Ă©coute les sonneries dans le vide, jetant des regards gĂȘnĂ©s Ă mon sauveur que je mobilise plus que de raison. En une fraction de seconde, la grosse tĂȘte de mon mari apparaĂźt Ă l’Ă©cran. Deux touffes de cheveux blancs aurĂ©olent son visage au milieu duquel son nez habituellement de taille normale devient Ă©norme par l’effet de la camĂ©ra trop proche de lui.
â Si Madame Jacqueline n’a plus besoin⊠fait Paul en se courbant, ses yeux tĂ©moignant d’un fou rire rĂ©primĂ©.
â Bien sĂ»r, merci, Paul ! rĂ©ponds-je en le raccompagnant Ă la porte de la chambre pour lui glisser un billet dans la main.
Dans un clin d’Ćil, il me rend ma petite attention, me chuchotant que la Direction interdit d’accepter les pourboires et qu’il est venu m’aider avec plaisir. Je note dans mon carnet intĂ©rieur de me renseigner sur les salaires des travailleurs de cet hĂŽtel.
â Jackie ! Jackiiie ! beugle MikhaĂŻl depuis l’ordinateur. Jacqueline, bon sang, oĂč es-tu ?
â J’arriiive Micha !
Je me prĂ©cipite sur le lit pour m’y asseoir confortablement, espĂ©rant que la distance soit suffisante pour ne pas ressembler au savant fou que mon mari Ă©tait Ă l’ouverture de la conversation. Lui-mĂȘme a reculĂ©, certainement sur les conseils de Laureline que j’aperçois derriĂšre lui.
â Ma grande petite-fille ! Comment vas-tu ma chĂ©rie ?
â Bien Mamine ! Et toi ? Pas trop fatiguĂ©e ? T’as pas l’air en tous cas !
â C’est l’atmosphĂšre de l’ocĂ©an, revigorante !
Un klaxon s’impatiente de l’autre cĂŽtĂ© de l’Ă©cran, les tĂȘtes de Laureline et MikhaĂŻl pivotent de concert, puis ma petite-fille se rapproche de la camĂ©ra, ce qui la clownise instantanĂ©ment Ă son tour.
â Bisou Mamine ! Maman est lĂ , je dois y aller ! Ăa m’a fait plaisir de te voir !
â Moi aussi ma chĂ©rie, rĂ©ponds-je Ă la jeune fille qui a dĂ©jĂ disparu.
Micha m’observe en silence. Un sourire de mon cĂŽtĂ©, un sourire du sien. AprĂšs toutes ces annĂ©es de mariage, c’est bien la premiĂšre fois que l’on ne trouve rien Ă se dire, ou au moins, que ça ne sort pas naturellement.
â C’Ă©tait qui les dents blanches quand j’ai dĂ©crochĂ© ?
Surprise, je me rends compte que l’Ćil de ma camĂ©ra – qui ne fait que quelques millimĂštres – est quand mĂȘme drĂŽlement efficace. Et que MikhaĂŻl ouvre les hostilitĂ©s.
â Un employĂ© de l’hĂŽtel qui m’a aidĂ©e Ă installer le WiFi, Micha. Et toi, comment tu vas ? Tu ne te sens pas trop seul ?
Il part d’un rire moqueur. J’arque un sourcil, dans l’attente d’un Ă©claircissement sur la nature de son hilaritĂ©. Il se calme en prenant tout son temps.
â Oui, oui, ça va, t’en fais pas, me nargue-t-il, conscient que je dĂ©masque toujours ses omissions.
Ce qui ne loupe pas.
â Micha, que me caches-tu ? Tu me dis pas tout, lĂ !
Me revient en mĂ©moire mon collĂ©-serrĂ© de la veille avec Jack, ce qui fait monter le rouge Ă mes joues. Je croise les doigts pour que mon mari n’y voie que du feu et pense que mon agacement en est Ă l’origine.
â Toi aussi, tu me caches quelque chose, ma Jackie, tes yeux te trahissent, ils partent dans tous les sens comme quand tu triches Ă la pesĂ©e des condiments au supermarchĂ©âŠ
Je m’offusque de son accusation totalement infondĂ©e. Je ne triche pas, je rĂ©cupĂšre mon dĂ», rien de plus. Ces voleurs de grande distribution s’en mettent plein les poches, inutile de faire leur jeu, n’est-ce pas ?
â Ăa va, ça va⊠reprend-il, goguenard. Madame Morel est passĂ©e hier soir. Une bonne petite ratatouille, pas aussi savoureuse que la tienne, mais elle y travailleâŠ
Il laisse sa phrase en suspens et je sens qu’il tait autre chose. Je dĂ©cide de riposter afin de le pousser dans ses retranchements, Ă©nervĂ©e qu’il joue avec moi de la sorte. D’autant que Madame Morel n’Ă©tait pas censĂ© se pointer avant la semaine prochaine, la bougresse.
â Eh bien de mon cĂŽtĂ©, j’ai rencontrĂ© des gens intĂ©ressants⊠Dont Jack, avec qui j’ai passĂ© une excellente soirĂ©e Ă danserâŠ
Je lui en bouche un coin. Et pan ! Tu l’as pas volĂ©e celle-lĂ !
â Ah oui ? C’est⊠captivant. Mais pas autant que Feiza qui m’a proposĂ© une danse des sept voiles quand je l’ai croisĂ©e en allant chercher le courrier hier matin.
OK. Un partout, la balle au centre.
Chapitre 24 – La parfaite petite vieille
La langue de sable fin, bordĂ©e par l’ocĂ©an d’un cĂŽtĂ© et une vĂ©gĂ©tation exotique de l’autre, reflĂšte avec force la lumiĂšre du soleil. Alors que je longe l’Ă©tendue d’eau salĂ©e, mes lunettes teintĂ©es ne sont pas assez efficaces pour m’Ă©viter de froncer les sourcils. Ăa n’arrange pas mes bidons : je m’interroge sur l’utilitĂ© de mettre de l’antirides si en parallĂšle le moindre rayon creuse les sillons de ma peau par ses UV et mes grimaces en rĂ©ponse. Mon estomac enfin sustentĂ© par un petit-dĂ©jeuner digne de ce nom grogne pour signifier que la digestion a commencĂ©.
Encore sous le coup de l’annonce de MikhaĂŻl, mes divagations s’Ă©chappent des gargouillis de mon ventre pour se diriger vers le choix qui s’offre Ă moi. Jouer la partie que mon mari blessĂ© par mon manque de confiance en lui tente de me faire accepter ? Ou apaiser le conflit en lui prouvant qu’il n’a rien Ă craindre de mon cĂŽtĂ© et qu’il peut bien faire ce qu’il veut, je ne cĂ©derai pas aux sirĂšnes de la jalousie ? Avec un soupir qui solde mes pensĂ©es mĂ©taphysiques, je cherche du regard la troupe que je suis censĂ©e retrouver.
J’aperçois Teresa qui soutient Louise, leurs pas s’enfonçant au ralenti dans le moelleux du sol. Voir la patiente Cal protĂ©ger Pitt l’intraitable me fait sourire. Ce qui unit ces deux-lĂ est plus fort que l’amitiĂ©. Un peu comme deux Ăąmes qui se seraient trouvĂ©es dans l’adversitĂ© de la vie, se donnant l’importance qu’elles n’ont jamais obtenue et ressentie dans leurs existences respectives. Teresa la docile, mon alliĂ©e de vingt ans, que le mariage trĂšs classique et la maternitĂ© encore plus traditionnelle ont littĂ©ralement assĂ©chĂ©e et Louise la secrĂšte, abandonnĂ©e de tous, mĂȘme si les filles et moi ne savons pas vraiment qui sont ces « tous ». Le cĆur gonflĂ© de reconnaissance Ă l’univers de les avoir mises sur le chemin l’une de l’autre, je les rattrape Ă vive allure.
Le sable, c’est traĂźtre. MĂȘme quand on croit que notre pied est bien assurĂ©, la chute n’est jamais loin. Des grains minĂ©raux plein la bouche et mes affaires Ă©parpillĂ©es tout autour de moi, je rĂ©alise que j’ai quelque peu culbutĂ©. Je me redresse le plus rapidement possible afin de limiter les regards d’apitoiement ou de moquerie Ă mon Ă©gard. Je les connais bien, ces Ćillades inquiĂštes qui font planer la fracture du col du fĂ©mur. MĂȘme les plus compatissantes, qui nous rappellent combien la fin est proche. La voix de la derniĂšre opĂ©ratrice Yves Rocher rĂ©sonne dans ma tĂȘte alors que j’essaie de me relever sans y parvenir. AprĂšs m’avoir demandĂ© mon Ăąge pour ajuster sa vente, elle s’Ă©tait exclamĂ©e : « 72 ans ? J’y crois pas ! Votre voix fait si jeune ! » Merci, mademoiselle, je n’avais jamais rĂ©alisĂ© qu’avec mon nombre de balais, le timbre chevrotant Ă©tait inclus dans la panoplie de la parfaite petite vieille.
â Jackie, vous vous ĂȘtes fait mal ?
Le ton qui me tire de ma rĂȘverie â laquelle a retardĂ© ma vaine tentative de sauver les apparences – n’est pas tremblotant, lui. Il me fait mĂȘme penser Ă ces surfeurs d’ocĂ©ans, la planche contre leurs muscles comprimĂ©s dans leur combinaison moulante⊠Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Je divague alors que j’ai fini les quatre fers en l’air sur une plage bondĂ©e par les touristes de l’hĂŽtel. La mĂ©nopause ne serait pas si loin derriĂšre moi, je penserais que mes hormones me jouent une farce.
Mes lunettes de soleil se sont envolĂ©es pour atterrir dans le bazar qui m’entoure, ma vue est donc rĂ©duite par la force de l’astre solaire. Une main ferme se glisse sous mon aisselle et m’aide Ă me relever en douceur. Instinctivement, je remets mes tifs en place, retirant le bandeau qui ne sert plus Ă rien, dans un mouvement L’OrĂ©al bien Ă©tudiĂ©.
â VoilĂ , plus de peur que de mal.
La voix est masculine et chaude. Jack. Mes paupiĂšres papillonnent pour ajuster ma vision. Je m’immobilise devant son visage hĂąlĂ©, encadrĂ© de cheveux soigneusement entretenus, son regard azur bienveillant plongĂ© dans le mien.
â Jackie, vous allez bien ?
Ăa va devenir une manie entre nous cette question, je le sens.
â Oui, oui, Jack, merci. Et bonjour, complĂ©tĂ©-je avec un sourire plus assurĂ©.
L’Ă©lĂ©gant homme s’affaire Ă remplir mon sac en osier de tout ce qu’il a perdu au cours de ma cabriole.
â Bonjour, Jackie, fait-il en se rapprochant de moi.
Une odeur que je connais bien vient chatouiller mes narines. Une fragrance que Micha a portĂ©e fut un temps. Ăa repose instantanĂ©ment mes pieds sur le sable et je m’Ă©loigne de quelques pas en direction de mes amies qui ont atteint le groupe, indemnes, elles.
â MĂȘlons-nous aux autres, Jack !
C’est la pathĂ©tique phrase que je choisis pour me dĂ©filer. Je rejoins une dizaine d’hommes au style identique, quelques couples de tous Ăąges et un second ensemble de personnages aux cheveux blancs. Les civilitĂ©s d’usage effectuĂ©es, je converse rapidement avec Teresa et Louise, que je n’ai pas vues depuis la veille au soir, quand Damien apparaĂźt au milieu de notre troupe de touristes. DerriĂšre le moniteur, prĂšs des palmiers, une tripotĂ©e d’employĂ©s de l’hĂŽtel installent des barnums pour le dĂ©jeuner qui fait partie de l’animation. J’espĂšre qu’ils ne l’ont pas prĂ©vu trop tĂŽt, parce que j’ai lĂ©gĂšrement abusĂ© des viennoiseries tout juste sorties du four Ă peine une heure plus tĂŽt.
â Mes kuñas ! entends-je un peu plus loin sur la plage.
MaracujĂ , suivie de prĂšs par un Leo qui semble Ă©puisĂ©, marche d’un bon pas vers nous. Je me crispe dans l’attente de la cascade que je redoute, les mules de Mara soulevant Ă chaque dĂ©hanchĂ© de leur propriĂ©taire une Ă©phĂ©mĂšre mini-tornade de sable. Mais notre AmĂ©rindienne est une artiste funambule. Peu importe son Ăąge, sa tenue, la qualitĂ© du sol ou l’altitude de ses talons, elle maĂźtrise sa dĂ©marche chaloupĂ©e, vestige de son passĂ© de mannequin vedette parisien. Une des pionniĂšres noires dans le domaine de la haute couture. GainĂ©e dans une robe de plage couleur pĂȘche, elle est resplendissante. Son amant du jour, bermuda beige et polo blanc, arbore un grand sourire malgrĂ© ses traits fatiguĂ©s. La nuit n’a pas dĂ» ĂȘtre de tout repos.
â Mara, ma chĂ©rie, comment vas-tu ce matin ? lui demandĂ©-je d’un air entendu.
â Mieux que tout ce que tu pourrais imaginer, ma Jackie, rĂ©pond-elle avec un clin d’Ćil.
Tout le monde se dit bonjour Ă grand renfort d’exclamations et d’accolades. Damien rameute ses brebis :
â Chers tous, rapprochez-vous, que je vous explique le contenu de la journĂ©e dont je suis responsable, commence-t-il en s’inclinant. Je suis assistĂ© de Cynthia, LoĂŻc et Carmen pour vous accompagner ce matin sur un concours de pĂ©tanque, une partie de dessinez c’est gagnĂ© et un tournoi de volley. Ensuite, nous partagerons un dĂ©jeuner-animation plancha et nous enchaĂźnerons par un temps calme pour faciliter la digestion. Enfin, pĂ©dalos, stand up paddle et baignade vous seront proposĂ©s afin de vous mettre en jambes pour la soirĂ©e !
Pour nous transformer en cadavres ambulants, oui ! Une rumeur de contentement parcourt nĂ©anmoins la foule autour de Damien, rayonnant dans son rĂŽle de Gentil Organisateur. Une main que je connais bien dĂ©sormais attrape la mienne et m’emmĂšne vers la jeune fille assignĂ©e au registre de l’activitĂ© volley, comme son badge l’indique. Je lĂšve les yeux et supplie Jack du regard. Moi, taper dans une balle ? Il ne m’a pas vu m’Ă©taler de tout mon long sur le sable, ma parole ? Sans un mot, je refuse catĂ©goriquement de la tĂȘte. Il affiche un air Ă la fois rĂ©signĂ© et amusĂ©, puis se dirige vers l’homme prĂ©posĂ© au concours de dessin. Ah, voilĂ qui promet de bons moments.